J'ai longtemps fait partie de cette catégorie de personne pour qui la littérature de Fantasy n'évoquait quasiment rien, si ce n'est, peut-être, de vagues réminiscences de geeks biberonnés par Eragon. Évidemment, au cinéma c'était différent : les immenses batailles orchestrées par Peter Jackson, l’atmosphère mystique d'un John Milius, le charme proche de l'artisanat des Hellboy de Del Toro. Là je marchais totalement.
Mais pour les bouquins, je ne sais pas, je conservais cette vision étriquée de la fantasy, comme si celle-ci se limitait aux sempiternelles quêtes initiatiques où un héros bien trop héroïque doit porter je ne sais quel artefact dans je ne sais quel lieu proscrit car le mal ressurgit etc.
J'étais blasé rien qu'à mater la couverture.
Puis vint Jaworski et Benvenuto Gesufal. Et quel bonheur, putain quel bonheur.
Dans Gagner la Guerre, ou plutôt dans l'ensemble des Récits du Vieux Royaume (débutés avec Janua Vera), l'héroïsme, les quêtes épiques, les prophéties, tout ça n'existe pas. Jaworski dresse le portrait d'un monde sur le déclin, sombre et complexe, parfois comparable à celui de George R.R Martin mais qui parvient sans mal à trouver sa propre identité. De ce point de vue, Janua Vera, en plus d'être un recueil de nouvelles remarquable, semble presque faire office de cartographie de l'univers, présentant au lecteur des lieux aux ambiances diverses et variés. Presque tous ces lieux seront repris dans Gagner la Guerre, comme si Jaworski, après avoir conté quelques histoires par-ci par-là, décidait de réunir cette myriade de contrées et d'ambiances pour écrire l'épopée absolu. Gagner la Guerre est donc une odyssée passionnante: des bâtisses richement ornées de Torrescella aux sinistres bois de la Marche Franche, des venelles sinueuses de la république Ciudalia aux voiries souillées de Bourg-Preux, le voyage est total, en plus d'être toujours d'une cohérence impressionnante. Le lecteur est donc convié à une véritable odyssée.
Cette cohérence de l'univers est évidemment permise par la puissance du style de l'auteur. Jaworski possède sans nul doute l'une des plumes les plus affutées du moment. C'est tout simplement grandiose, parfois pompeux mais toujours d'une précision et d'une maestria à toute épreuve. Même les longues descriptions sont transcendées par un vocabulaire d'une richesse sidérante. J'avoue avoir particulièrement jubilé lors des (rares) scènes d'action tant les actes des personnages sont bien retranscrits. Cette splendide écriture a en plus l'immense avantage d'être dévouée tout entière à un excellent personnage principal : Benvenuto Gesufal.
Narrateur interne et héros inclassable, Benvenuto a clairement un mauvais fond mais il subsiste en lui juste ce qu'il faut d'humanité pour qu'on se plaise à le suivre pendant les 980 pages qui composent le récit. Toujours apte à craqueler le vernis de la politique pour en faire sortir une vérité trouble, toujours prêt à balancer une réplique mordante lorsqu'il est en mauvaise posture, Benvenuto est teigneux, manipulateur, cynique mais aussi cultivé et parfois même nostalgique. Un personnage très réussi que l'écriture de Jaworski ne cessera jamais de sublimer tout le long du roman. Roman qui ne ménagera ni son héros ni son lecteur d'ailleurs !
Non content de nous faire voyager dans un univers si crédible, Jaworski parsème son roman de péripéties brillamment exécutées. Ainsi, Benvenuto sera trahi, renié, tabassé, enfermé, défiguré, maudit...Croyez-moi, vous allez souffrir ! On le prendrait presque en pitié s'il n'était pas lui-même un spécialiste des basses œuvres !
En terme de récit, Gagner la Guerre est donc d'une exhaustivité impressionnante ; des manèges politiques à la vendetta sanglante, de l'âpreté d'une bataille navale aux forces occultes hantant les campagnes, d'une évasion rocambolesque à un rituel maritime...La liste est longue mais sachez que la taille du roman permet d'approfondir chaque rebondissement et que le ton du livre est harmonieux du début à la fin (et quelle fin !).
Pour terminer, un mot sur les personnages secondaires. Comme vous l'avez compris, Gagner la Guerre joue sur bien des tableaux et il en va de même pour les personnages. Ils tirent tous leur grande force de leur ambiguïté, Jaworski se refusant à créer des figures totalement bonnes ou totalement mauvaises. Beaucoup ont été marqués par le Podestat Leonide Ducatore, tacticien aussi redoutable que fascinant ne reculant devant rien pour atteindre des objectifs toujours plus insensés. Mais comment ne pas évoquer le génial Sassanos, sorcier dont on doutera des véritables intentions à chacune de ses apparitions, tant ses motivations paraissent obscures à Benvenuto. J'aimerais parler aussi du duo d'Elfe, et en particulier d'Ammoeth, dont l’hébétude et la candeur apportent une légère touche de poésie à un roman finalement bien sombre.
Gagner la Guerre m'apparaît désormais comme un indispensable. Solidement écrit, doté d'un univers aussi riche que cohérent et traversé par un récit sans concession, je ne peux que vous le recommander. Reste juste à déterminer si sa saga Rois du Monde est du même niveau...