C'est la loi! Ne sommes-nous pas des hommes ?

[Science Fiction (Anticipation) / Aventure (Voyage)]


L'œuvre de H.G. Wells n'est plus vraiment à présenter, qui sur cette planète n'a jamais entendu parler des tripodes aliens, de la machine qui envoi son pilote en l'an 802 mille et des poussières, ou d'un homme devenu invisible par la science?
Ses romans ont, dès leurs sorties, révolutionnés la manière de concevoir les histoires mêlant technologies, sciences et anticipations. Si certains auteurs faisaient déjà dans le récit spéculatif et visionnaire, à côté de Wells, ils n'apparaissent tous qu'en tant que précurseurs et non en tant que grand chef de file, que grand inventeur de ce genre merveilleux qu'est aujourd'hui, la Science-Fiction, que nous appèlerons ici "science-fiction contemporaine", afin d'éviter toute confusion avec les auteurs de proto SF (Jules Verne, Marry Shelley, etc...).


"L'île du Docteur Moreau", bien que moins connu que certains autres titres de l'auteur, n'en reste pas moins un très bon roman. À mi chemin entre le roman d'aventure et le questionnement identitaire sur la nature humaine, Wells nous fait voyager au milieu de l'océan pour nous amener en même temps que son naufragé, Edward Prendick, sur une île aussi inquiétante que perdue, celle d'un biologiste complètement taré, le docteur Moreau.


Sur le plan du récit, on ne peut pas nier que l'action, le cheminement et le rythme, donnent à la lecture un côté entraînant et passionnant et ce, dès le premier chapitre rappelant ces vieux livres d'aventure dans lesquels un naufragé se fait repêcher par un bateau, c'est ainsi que commence l'histoire, tout simplement, bien loins des univers que l'on imagine habituellement en SF contemporaine, et pourtant, c'est là toute la magie de ce roman.
Si nous ne savons pas grand chose du héros à part quelques banalités comme le fait que lui aussi soit scientifique, on ne peut s'empêcher de s'attacher à lui, à l'instar des antagonistes qui se révèlent finalement ne pas être ce que l'on croyait.


En arrivant sur l'île, Edward fait vite la connaissance de plusieurs personnages, tout d'abord Montgomery, rencontré sur le bateau qui l'a sauvé et qui apparaît comme l'assistant du docteur, le docteur lui-même, ainsi que plusieurs créatures humanoïdes aux allures malsaines.
Rien de bien méchant jusque là, mais très vite, l'intrigue se dessine, à travers tout d'abord, des cris d'animaux sauvages que le héros entend s'échapper du laboratoire de Moreau, puis la compréhension que ces humanoïdes si mal formés sont en réalité les animaux que le scientifique isolé s'amuse à transformer dans le but de créer un nouveau genre humain.


Là est tout l'intérêt du roman, comme dans beaucoup de cet auteur, comme beaucoup dans la science-fiction contemporaine également, une interprétation sociologique et philosophique se dégage vite, Wells ne s'en est jamais caché dans ses écrits, cherchant continuellement à apporter une dimension marxiste en teinte de fond de ses intrigues.
On comprend cela quand Edward Prendick veut fuir la maison de Moreau par peur d'être son prochain cobaye, il part alors vers la forêt, on l'on peut voir que les créatures (appelons les comme ça), vivent librement, quelles sont toutes égales sur les plans de l'intelligence, de l'être et de la socialisation. Pour ce faire, on apprend rapidement que Moreau, en tant que créateur se positionne en maître pour ces créatures et, pour les maintenir à ce stade de pensée, les oblige à respecter "La Loi" :
« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? »
« Ne pas laper pour boire. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? »
« Ne pas manger de chair ni de poisson. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? »
« Ne pas griffer l’écorce des arbres. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? »
« Ne pas chasser les autres Hommes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? » »
Ceux qui ont lu "Le Meilleur des Mondes" doivent sans doute se souvenir de ces passages où des messages enregistrés sont passés aux enfants durant leur sommeil afin de les conditionner aux normes sociales, il est ici question de la même chose, mais, à la différence qu'elle est là employée sur des animaux, afin qu'ils se voient en tant qu'être humain, l'idée de la question d'identité de l'homme est alors creusée dans la trame scénaristique et même si le suspense nous guide page après page dans la mésaventure de Prendick, des questions socio-philosophiques ne cessent d'arriver à l'esprit du lecteur.
Dans cette logique, on comprend alors une sorte de satire sociale par analogisme, il faut voir ces animaux comme la population de la société, et voir Moreau, le Maître, comme dirigeant de cette société, si le despote dit : "ne marchait pas à quatre pattes", la majorité ne marchera pas à quatre pattes, les récalcitrants suivront ensuite le mouvement pour entrer dans la norme, le seul spectateur est alors Dieu (Wells bien que socialiste (et communiste à une certaine période) ne réfutait pas une croyance en Dieu), omnipotent et omniprésent, en l'occurrence, celui qui créé et décide du sort de son personnage, H.G. Wells lui-même, auquel Edward se rattache sans cesse pour voir au-delà de la société dans laquelle il est plongé malgré lui.


L'histoire prend ensuite une tournure des plus violente, suite à la mort de Moreau et Montgomery, Prendick se retrouve seul entouré des créatures de l'île cherchant un moyen pour s'échapper, car certaines créatures se sont rebellées contre leur maître, poussées par la force divine se manifestant dans la nature de toute chose, l'instinct. Moreau mort, le héros se retrouve sans protection au milieu de créatures encore socialisées et avec certaines redevenues animal. Les créatures socialisées en viennent alors à se demander si "La Loi" est encore en place étant donné que le maître est mort, encore une fois, Prendick fait intervenir Dieu dans son intérêt, leur faisant croire que le maître est devenu tout puissant et invisible, se matérialisant au travers de Prendick lui-même, une sorte de démiurge permettant de contenir les instincts des créatures, cette nouvelle divinité apparaît alors comme l'analogie de notre justice.


Ainsi, même si la nature est plus forte que les lois et que Edward Prendick rentre chez lui en tant que bon croyant, nous pouvons voir dans cette histoire à la happy end plutôt appréciable, une critique de la société de l'époque, bien peu différente de la notre, dans laquelle le maître lève toujours son foué sur nous si nous nous mettons à quatre pattes pour marcher.


VR_

ubik48
8
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le 18 août 2016

Critique lue 857 fois

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