Le corps et le temps.

L'Oeuvre au noir est un roman que l'on pourrait qualifier d'historique paru en 1968. Il s'agit d'u produit d'une écrivaine dont je n'aurais jamais imaginé lire un livre un jour : madame Marguerite Yourcenar , première femme à être entré à l'Académie Française. On la connait essentiellement pour ses Mémoires d'Hadrien , un autre roman historique qui connut - et qui connait toujours , particulièrement dans les environs - un succès intemporelle.
Du temps , il en est d'ailleurs question dans l'Oeuvre au noir étant donné que la narration s'ancre en un siècle relativement obscur de notre histoire , et pourtant l'un des plus importants , à savoir le XVIem siècle Européen. En cette ère de transition entre Moyen-Age et Renaissance , alors que le vieux continent se craquelle moralement (éveil des cultes chrétiens alternatifs) et géo-politiquement (révolte des Gueux et contestation du Saint-Empire) , l'auteur nous invite à suivre un alchimiste Flamand du nom de Zénon au travers la si longue errance que fut sa vie.
Si l'on excepte l'harassant verbiage qui rebuterait n'importe qui d'assez lucide - de l'homme de la rue jusqu'au plus hermétique des intellectuels - ce livre possède une aura exceptionnelle. Tel un tableau de Bruegel , il nous emmène à contempler ce siècle tout bonnement fou où les discours eschatologiques ne furent jamais aussi proche de se concrétiser. Quelques historiens considèrent d'ailleurs cette période comme LE tournant de l'histoire occidentale , par rapport à sa portée sur la perception de l'individu Européen quant au monde qui l'entoure , et celui qu'il considère au delà de ses sens. Je retiendrais par exemple de ma lecture l'incroyable épisode de Münster , de Jan Matthijs le boulanger prophète et surtout de son disciple Jean de Leyde qui firent de la ville Allemande une brève mais terrible "utopie noire" du millénarisme. Agrémenté de quelques recherches , ce livre peut très vite devenir enivrant tant il traite du siècle le plus proche du notre qui puisse exister.
Zénon , l'iconoclaste , est un personnage sans archétype et ça fait...bien plaisir ! Visionnaire , pétri de crises existentielles et de savoir , le philosophe représente ici cette substance pensante , limité , d'une civilisation qui se questionne. Il représente aussi cette individualité tourmenté de l'homme moderne qui se rassemble sous de nouvelles approches des choses , au risque d'y perdre raison puis logique. Dans ce monde terne , où l'hiver parait sans fin , et où donc la société évolue trop rapidement au rythme des bûchers et des soulèvements , Zénon semble aller encore plus vite que tout le monde , au risque de nous laisser nous mêmes - lecteurs d'un siècle plus avancé sur la frise que le sien - sur le carreau. Détruisant , tout compte fait , cette approche progressiste de l'histoire qui veut que ce arrive après est forcement plus lumineux.
Il y a tant de choses en ce roman qu'il semble craquer dans ses coutures. Pourtant , malgré certains passages totalement indigeste , il réserve au lecteur de beaux moments , très aériens. Très poétiques.
Un beau livre , et une belle leçon.