Tous les chefs d’œuvre ne sont pas accessibles, quiconque s’est déjà lancé dans la lecture d’un Ulysse en conviendra. On a parfois la conviction de tenir dans ses mains une pièce rare, et pourtant impossible de l’atteindre réellement, d’en comprendre à fond les mots et les motifs. Ce n’est pas le cas de L’amour en saison sèche, dont la lecture se révèle incroyablement fluide et plaisante. Pas snob pour un sou, Shelby Foote nous offre ici une incroyable fresque qui raconte un Sud au bord de l’extinction.


Au prétexte d’une sordide histoire de famille qui s’étale sur plus de 40 ans, Foote évoque un lent pourrissement dans un espace à la fois mental (c'est-à-dire construit) et physique (c'est-à-dire conquis). La narration est d’une profonde intelligence, déployée dans les différents regards qu’on pose sur autrui ou qu’on veut voir autrui poser sur soi (car tout est regards dans ce récit, et ils façonnent le monde et ses habitants), et dans les dynamiques interpersonnelles qui s’effondrent immanquablement sous l’assaut d’un élément perturbateur (à l’image du Sud qui disparaît sous les assauts répétés du monde).


« Et maintenant, Amanda savait, chaque fois qu’elle regardait sa sœur, elle savait. Quelque chose d’étranger, de redoutable, avait pénétré dans leur vie, comme si une tierce personne était présente chaque fois qu’elles se trouvaient ensemble. Florence n’était jamais seule. Depuis ce jour-là, dans la chambre obscure, chaude et sans air, close et fétide, comme un antre en hiver où une louve aurait récemment mis bas, tandis que Florence assise à la fenêtre brodait de fils brillants en cercles de satin piqué, le dos voûté quand elle s’approchait de la lumière, avec ses cheveux courts dressés en deux courbes brusques et méchantes contre ses joues, Amanda sentait la présence de la mort, debout, comme un acteur dans les coulisses d’un théâtre. »


Chaque chapitre est ponctué d’un symbole du Delta, qui est en fait le véritable symbole du livre et de sa narration : à chacun de ses angles se tient sans cesse un des protagonistes, en opposition à deux autres. Aucun n’aura raison de l’autre, mais chacun lutte à sa manière, le plus férocement possible.


« Cela arriva à temps, car, à la vérité, elle commençait à se fatiguer de lui, et non seulement de lui, mais du Delta également. Non qu’il l’ait déçue, pour l’essentiel. [...] Elle n’avait pas à se plaindre de ce point de vue. Paradoxalement, elle se fatiguait de lui, pour la même raison qui au début l’avait attirée vers lui : son essentielle promiscuité. Ce n’était pas plus compliqué que cela. Elle voulait du changement. »


Grand absent de ce roman, l’amour évoqué dans son titre, perverti en désir intéressé qui relance sans cesse la dynamique du roman et révèle toutes les attentes de ses personnages, surtout les plus inavouables. Bref, un objet parfaitement odieux qu’il faut absolument lire. Shelby Foote s’inscrit entre Faulkner et Proust dans le récit mesquin et grandiose d’une Amérique du Sud implacable.

blkss
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le 7 janv. 2020

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