On dit souvent qu’il n’y a que le temps qui sache réellement refermer les blessures de la vie, mais comment s’en sortir quand il n’apporte au contraire qu’une succession de malchance, d’échecs, de coups du sort ? « Le temps est le maître absolu des hommes. Il est tout à la fois leur créateur et leur tombe » affirmait William Shakespeare. C’est un cercle vicieux dans lequel on peut sombrer, une tornade qui aspire tout espoir de résurrection, et qui n’abandonne sur son passage plus qu’un corps vide, usé, perdu, résigné.
Thomas est jeune, il a vingt ans, il est brillant, à l’image de l’avenir qu’on lui promet. Etudiant en classe préparatoire littéraire, il enchaîne son hypokhâgne et sa khâgne comme de simples formalités. Il aime tout ce qui touche aux arts, à la culture, assume cet héritage élitiste, a des idées qu’il ne veut taire mais les affirme au contraire au creux de la ville lumière. Il a tout pour réussir, une mère aimante, des amis avec lesquels il débat des heures, avec lesquels il part en voyage, avec lesquels il prépare les concours de fin d’année pour obtenir une place officielle au soleil : l’Ecole Normale Supérieure. Oui, mais qui dit concours, dit compétition, dit… pourquoi tes amis et « pas toi ? ». La première exclusion, première marche de la spirale de l’échec. La question de la responsabilité se pose. A travers le temps, on perçoit UN temps, une époque, une société donnée à laquelle on ne peut échapper : qu’il est court le chemin de la fatalité…
Catherine Cusset, bien qu’elle-même universitaire reconnue, semble pointer du doigt ce système trop élitiste, cette machine dévoreuse de jeunes talents prometteurs qui brise les élans et recrache des corps lisses, ou des corps morts. Une deuxième personne du singulier ponctuée de quelques « je » discrets, qui n’osent qu’à peine… c’est une lettre ouverte que Catherine Cusset adresse à Thomas, à L’autre qu’on adorait, publié en septembre chez Gallimard. Il était un amant devenu un ami, un point d’accroche, mais peut-être trop fragile pour cette course à l’excellence dans laquelle il s’est jeté à corps perdu. Il se condamna à rester celui qui échoua, celui qui gâcha, celui qu’on pleura. « ‘Il’ te tue encore un peu plus », or un esprit si chantant, si aimant, ne peut pas, un esprit si géant, si riant, ne meurt pas. N’est ce pas ?
Sa lumière aurait pu éclairer les arts français sous un nouveau jour, sa thèse servir le génie national, mais dans un monde où il en faut toujours plus, comment trouver la force de se relever quand on tombe chaque fois de plus haut ? Parce qu’un jour vient où on ne rebondit plus, un jour vient où il faut apprendre à se relever. L’autre qu’on adorait nous apprend qu’on n’a plus d’existence dans cet univers dès lors qu’on ne symbolise plus l’avenir, dès lors qu’on se retourne et que le miroir qui avait toujours reflété le talent, devient presque accusateur en ne pointant plus qu’un sillon dessiné par une ride, un sillon où là encore, coule la source de la fin.
La mort s’insinue au fil des pages comme un perfide poison invisible, et le lecteur assiste impuissant à sa distillation. « La mort élit domicile en nous longtemps avant de nous tuer ». Thomas s’est retrouvé coincé dans le corps d’un condamné, obligé à déambuler dans le couloir de la mort dès lors qu’on avait estampillé son incapacité à s’adapter à cette société policée sous des termes de psy qui définissent un être. Thomas était un névrosé, un dépressif, un bipolaire, mais « tu sais Catherine, les gens ont aussi une vie intérieure »