Chacun de nous connaît le détective londonien le plus talentueux et le plus accroc aux drogues de la planète. Chacun de nous croit le connaître. Chacun de nous pose comme évident de connaître le désormais célèbre Sherlock Holmes.
Mais qui le connaît réellement si bien ? N'est-il pas dans nos esprits, dans nos mémoires, une silhouette assez obscure, fruit de ses multiples interprétations au cinéma par Basile Ratbone, Henry Brett, Christopher Lee, Peter Cushing, Roger Moore, Charlton Heston, Richard Roxburgh, Robert Downey Jr ou Benedict Cumberbatch 1, spectre polymorphe aux caractères changeants ? N'est-il pas aussi ce personnage ambigu que Eco place chez les surhommes quand Pierre Bayard montre ses failles plus qu'humaines 2? Ne le confond-t-on pas souvent d'ailleurs avec le Docteur House? Ne le présente-t-on pas toujours comme on présente James Bond, méconnaissable sans sa petite phrase clef : « élémentaire, mon cher Watson ! ».
Connaît-on vraiment Sherlock Holmes ?


Rien n'est plus faux.
Preuve en est la foule de critiques soit insurgés, soit enthousiasmés par l'adaptation de Guy Ritchie qui, dit-on, dépoussière le mythe, faisant d'Holmes un boxeur de haut niveau. Dans la seconde aventure du célèbre détective, Le signe des quatre, Conan Doyle lui fait rencontrer un garde du corps qui s'avère être un ancien adversaire que Sherlock Holmes a vaincu sur un ring. De quoi prouver qu'on ne connaît jamais assez Holmes et qu'à chaque relecture de ses aventures, on pourrait opérer, comme le fait Watson dans Une étude en rouge, une nouvelle analyse du personnage qui restera incomplète.


Chercher à mieux connaître Holmes a un autre intérêt.
Cela permet de voir en quoi un roman policier n'appartient pas à la paralittérature méprisée et méprisable mais bien à la grande littérature.
Pierre Bayard, dans son Affaire du Chien des Baskerville, montre à quel point les études sur Sherlock Holmes sont sur ce point probantes. On peut relire ses aventures à la lumière d'autres romans policiers tels que ceux d'Agatha Christie mais aussi sous l'éclairage plus intéressant et plus vertigineux d'autres grands textes littéraires de la même époque (ou peut s'en faut). Bayard attire l'attention sur le lien opéré par l'indice inculpant Stappelton, le portrait du plus ancien des Baskerville qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau, avec l'indice révélant à Basile Hallward le terrible secret de son protégé dans Le portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde.


Il y aurait tant à dire du Chien des Baskerville et tant à été déjà dit.
La présente critique, s'il conservera cet esprit d'analogie entre aventure holmesienne et grandes œuvres littéraires, s'attachera à une nouvelle des toutes premières aventures du célèbre détective de Conan Doyle. La sixième nouvelle du premier recueil de nouvelles, intitulée L’homme à la lèvre tordue. Nous verrons comment le thème du double, la description du Londres chic et du Londres miséreux, ainsi que la scène du crime et une de ses suites, sont autant d'indices laissés par le romancier aux lecteurs instruits pour trouver avant Holmes la solution de l'affaire de l'Homme à la lèvre tordue.




Le thème du double


« Je crois, Watson, que vous êtes actuellement en présence d'un des plus parfaits idiots vivants en Europe. », affirme Sherlock Holmes lorsqu'il a enfin découvert la clé de l'énigme 3. Rien est moins vrai pour le lecteur qui a fait plus tôt que lui les liens entre L’homme à la lèvre tordue et un autre roman plus célèbre. Conan Doyle laisse des indices qui réduisent le détective à l'état qu'Eco nomme état d'idiot du village 4. Car tout concourt à aider le lecteur, à commencer par le thème du double.


La nouvelle de Conan Doyle s'ouvre sur le salon bourgeois des Watson que l'on atteint en sonnant à une porte, pour en franchir une autre, après avoir justifié par « quelques mots précipités » sa présence à un ou une domestique, et traverser un couloir tapissé d'un « linoléum ». La visiteuse est une femme de bonne société, portant la « voilette » et les deux époux, occupés à des tâches bourgeoises comme un « ouvrage de couture » ou « rentrer d'une journée harassante », expriment une certaine contrariété à voir leur train-train quotidien ainsi bouleversé par une visite si tardive 5. Le Docteur Watson s'engage suite à l'appel à l'aide de leur visiteuse à rechercher Isa, le mari de celle-ci, qui est probablement descendu comme à son habitude dans un fumoir d'opium. Ce second lieu qui voit s'ouvrir la nouvelle est successivement qualifié de « repaire »et « antre », termes négatifs qui suggère l'habitat de brigands ou de monstres. Et peu s'en faut pour que la description du lieu par le bon docteur en fasse un lieu maudit, rempli de « couchettes en bois », de « fumée brune de l'opium », d'« émanations ignobles et délétères de la drogue ». L'atmosphère est présentée comme « épaisse et lourde » étant donné un jeu de clair obscur où l'obscurité domine à la façon d'un tableau de Rembrandt. La lumière est « vacillante », « rouge » et semble ne sortir que de vieilles lampes à huile et un brasier de charbon de bois installé sur un trépied. Le silence règne exception faite du « piétinement incessant des ivrognes ». Enfin, la pièce se compose de longs couloirs mais elle est « basse » et semble une caverne où les fumeurs deviennent des « corps (…) dans des poses étranges fantastiques, épaules voûtées, genoux repliés,têtes rejetées en arrière » pour se déshumaniser complètement en « ombres noires ». Doyle en fait « un navire de migrants », de ces navires mal réputés à l'époque, mais on pourrait, au vieil homme qui regarde le feu, y voir aussi la caverne du mythe d'Er de Platon. Ce qui expliquerait les ombres, l'obscurité, les jeux de lumière et ces ivrognes enchaînés à leurs chimères 6.
Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Mais l'opposition d'un milieu bourgeois et d'un lieu de perdition suffit à mettre en évidence l'ambivalence du décor.
C'est dans ce cadre que l'histoire est déjà racontée en somme puisque Kate, la visiteuse des Watson, n'ayant pas vu revenir Isa son mari, probablement parti à la fumerie, a peur pour sa vie et appelle le docteur Watson à l'aide. Holmes a été appelé par la femme de Neville St-Clair pour retrouver son mari, aperçu par elle dans le même fumoir, qu'elle croit assassiné. Dualité des intrigues. Les deux femmes et les deux époux sont des doubles et leurs sorts sont communs mais dans leurs milieux respectifs. Au devenir d'Isa Whitney, le lecteur peut deviner celui de Neville St-Clair.
Mais le thème du double ne s'arrête pas là. Près du brasier, au fond du fumoir, un vieil homme regarde le feu et songe. Il murmure quelques mots à Watson pour lui demander de se retourner. Le vieil homme se métamorphose alors : « son corps avait forci, ses rides avaient disparu, les yeux ternes avaient retrouvé leur flamme, et là, assis à côté du feu, souriant devant ma surprise, se trouvait rien de moins que Sherlock Holmes » 7. Le vieil homme insolite et le détective de Baker Street ne sont en réalité une seule personne qu'un simple déguisement a scindé en deux. En cela Holmes découvre subtilement au lecteur la clef de l'intrigue que lui-même ne trouvera que plus tard :


Neville St-Clair et son supposé assassin Hugh Boone sont qu'une seule et même personne qu'un simple travestissement divise en deux personnes.


Une fois encore, le thème du double est un révélateur très précoce du reste de l'intrigue. Allons plus en profondeur et observons ce que Conan Doyle nous dit d'Isa Whitney et des fumeurs d'opium. L'incipit de la nouvelle est le portrait d'Isa, « docteur en théologie » et « opiomane ». Cette double attribution semble quelque peu oxymorique mais est expliquée plus loin par l'apposition « noble individu réduit à l'état d'épave et de ruine ». Or, c'est dans cet état qu'on le retrouve au fumoir, parmi des gens que l'opium - qualifié par Watson de « poison » - a changé en personnages aux poses les plus étranges. La métamorphose d'Isa est à la fois psychique – il ignore le jour qu'il est, et physique : « je le revois encore son visage jaune et terreux, ses paupières tremblantes et ses pupilles en tête d'épingle, tout recroquevillé dans un fauteuil ». La même métamorphose s'opère sur les fumeurs d'opium dont l’œil est devenu « sombre et terne » et dont la posture est celle du recroquevillement. L'opium si décrié par Watson change l'homme en animal et fait surgir son lui intérieur le plus mauvais. À tel point que Watson révèle d'Isa fumeur qu'il était devenu « un objet à la fois de pitié et d'horreur pour ses amis et pour sa famille ».
Le thème du double prend donc l'allure d'une dichotomie entre Bien et Mal révélée par deux aspects psychique et physique des personnages. Cette dualité intégrale est déjà observable chez Holmes dans Le Signe des quatre quand il surprend son colocataire par ses moments alternés de calmes olympiens et de fureurs animales ; une cyclotomie que Doyle explique par la consommation de cocaïne. Pourtant, Holmes se défend contre les soupçons que fonde Watson après leur rencontre au fumoir. L'opium apparaît donc comme une drogue spécifique qui favorise la double identité.
Dès lors, il est un personnage double essentiel dans cet nouvelle qui par ces éléments peut s'apparenter à un autre personnage d'un grand classique de la littérature contemporaine de l'auteur de Sherlock Holmes. Il s'agit du personnage éponyme : l'homme à la lèvre tordue, à savoir Hugh Boone, simple clochard, au visage terreux au point que l'inspecteur en charge de l'enquête souhaite lui faire prendre un bain. Il se particularise par une affreuse balafre sur la moitié du visage retroussant sa lèvre. Le personnage est à ce point dévisagé que le lecteur est en droit de se demander : « et s'il s'agissait de Neville St-Clair, le disparu ? ». Car la question qui se pose est la suivante : quel lien peut bien unir le riche St-Clair aux mœurs irréprochables et Boone, qui passe sa vie dans une fumerie ? Question que se pose M. Utterson un an avant la parution de la première aventure de Sherlock Holmes dans une célèbre nouvelle de Robert Louis Stevenson. Question que l'on a pu paraphraser de la manière suivante : « Comment l'excellent docteur Jekyll, éminent scientifique et membre de la meilleure société londonienne, a-t-il pu se lier avec M. Hyde, un homme violent et sans éducation ? » 8. La séparation d'un an de la célèbre nouvelle de Stevenson et d' Une étude en rouge laisse à soupçonner l'impact que la premier ouvrage a pu avoir sur une des suites de l'autre. Les liens sont par plus évidents si l'on s'attache à deux éléments du récit de L'homme à lèvre tordue : la scène du crime et la lettre du disparu.




Une histoire de fenêtre et un faux testament


Dans L’homme à la lèvre tordue comme dans d'autres romans policiers célèbres, la scène du crime est vue. C'est un témoin visuel qui atteste du meurtre. Ce qui est le cas dans L'étrange cas du Dr Jeckill et de M. Hyde, puisque dès le chapitre 4, une jeune bonne est témoin du meurtre gratuit et sauvage d'un vieux gentleman par Edward Hyde. Dans ce passage, l'affaire est montrée selon une focalisation plus ou moins externe au personnage de la bonne. On apprend ainsi qu'elle « s'était, semble-t-il, abandonné au romantisme (…) et (sic) rêvassait tranquillement ». Si le narrateur ne peut que conjecturer de la scène qu'elle a pu voir et des impressions qu'elle lui a laissé, il donne la parole à son personnage par un discours narrativisé que révèlent la caractérisation des deux hommes, les connecteurs de temps typiques d'une déposition de témoin comme « Et voilà que », « sur le premier moment », « l'instant d'après » ou encore des discours rapportés directement ou la précision mensongère du narrateur : « selon que l'a décrit la servante ». La typographie détache d'ailleurs des incidentes ayant pour but d'apporter de façon indirecte les précisions apporter oralement par la bonne : indications du lieu « et juste sous sa fenêtre » ou supputation quant à la destination d'une lettre du vieil homme agressé. Ce témoin visuel est là aussi pour recadrer la scène d'une violence inouïe, stratégie qu'il faudrait sans doute montrer à Botho Strauss, lequel s'inquiète du manque de sensibilité des spectateurs devant la représentation de la violence 9. Cette importance du témoignage visuel dans l’œuvre de Stevenson est mise en relief dans l'édition de Christian Boutin pour le Cercle des Bibliophiles*10*. En effet, la scène est illustrée par un mélange chaotique de divers tableaux célèbres dont un détail de La jeune fille et sa duègne de Murillo qui sert à représenter la bonne. La pose de celle-ci est celle de la contemplation, elle semble observer le lecteur. De sorte qu'ainsi cette édition insiste plus encore sur cette importance du témoignage visuel dans L'étrange cas du Dr Jeckyll et M. Hyde. Fait important car avant tout, L'étrange cas du Dr Jeckyll et M. Hyde est une nouvelle fantastique. En accord avec ce genre littéraire, l’œuvre décrit beaucoup les lieux et personnes et le fait avec une grande subjectivité qui s'illustre dans le passage rappelé plus haut par l'incidente « semble-t-il » 11. Et c'est cette subjectivité fantastique dans le style hoffmannien qui se retrouve dans deux scènes de témoignages visuels des œuvres respectives de Stevenson et Conan Doyle.
Ces scènes semblables sont les suivantes. Pour L'étrange cas du Dr Jeckyll et M. Hyde, il s'agit du chapitre 7 que les deux éditions citées titrent différemment : Épisode à la fenêtre et Un homme à la fenêtre 12. Dans les deux cas, il s'agit de ce que Utterson, Enfield et le lecteur peuvent observer à la fenêtre du Dr Jekyll. En ce qui concerne L’homme à la lèvre tordue, il s'agit du témoignage de la femme de Neville St-Clair qui apparaît rapporté par Holmes au moment où il expose son cas à Watson en chemin pour l'auberge tenue par Mrs St-Clair près de Lee dans le Kent 13.
Dans ces deux scènes, un individu est aperçu par un ou plusieurs proches qui le perçoivent comme en danger. Dans L'étrange cas du Dr Jeckyll et M. Hyde, Utterson et Enfield aperçoivent le Docteur Jekyll « avec l'air abattu et une expression de tristesse infinie, tel un prisonnier en désespoir ». La comparaison souligne que ce sont les observateurs qui le soupçonnent séquestré chez lui. L'air tragique de Jekyll amène tout simplement ses deux amis à supposer qu'on le séquestre. Le fait que Hyde ne soit son tortionnaire vient du fait que les deux observateurs se confessent une page plus tôt partager une aversion pour leur coupable 14. Dans l'aventure de Sherlock Holmes, c'est la femme du disparu qui, de promenade par hasard dans Londres, passe devant la fumerie et aperçoit avec une terreur mêlée d'inquiétante étrangeté son mari à une fenêtre : « Elle entendit soudain une exclamation, ou un cri perçant, et son sang se glaça à la vue de son mari qui la regardait et, à ce qui lui sembla, lui faisait des signes d'un premier étage par la fenêtre. Celle-ci était ouverte et elle vit distinctement son visage, qu'elle décrivit comme terriblement agité. Il remua les mains frénétiquement dans sa direction, puis disparut de la fenêtre si soudainement qu'il lui sembla qu'il avait été tiré en arrière par une force irrésistible » 15. Cette force, Mrs St-Clair déduit de sa présence à l'intérieur du fumoir qu'il s'agit de Hugh Boone. Sa présence ainsi que sa physionomie particulière qui, comme celle de Hyde, inspire aux gens du temps le sentiment d'un trait physique révélateur de l'âme. Il serait intéressant d'étudier autre part les deux approches et leur adhérence ou distance avec la théorie physionomiste de Lavater.
Mais l'analogie ne s'arrête pas là. L'interprétation fautive des compagnons de Jekyll ou de Mrs St-Clair n' est dans aucun cas infirmée par l'individu observé qui pourrait révélé son secret. Dans L'étrange cas du Dr Jeckyll et M. Hyde, le Dr Jekyll répond à l'invitation de promenade de ses amis en ces termes : « J'aimerais bien, vraiment, si c'était possible ; mais non, non, c'est impossible absolument.(...) Je vous dirais bien de monter, M. Enfield et vous, si c'était un endroit pour vous recevoir, mais non ! ». Peu après, son sourire se change en « une expression si horrible de terreur et de désespoir, que les deux gentlemen, en bas, sentirent leur sang se glacer dans leurs veines » 16. Le chapitre suivant les verra entrer de force dans le bâtiment pour ne tomber que sur leseul Hyde mourant d'une pilule de cyanure qu'il a ingurgité juste avant leur arrivée. Ils se demanderont où est Jekyll qui semble avoir disparu avant qu'une lettre laissé par le bon docteur ne les informe du réel caractère de leur situation.
De même, dans L’homme à la lèvre tordue, Mrs St-Clair se trouve nez à nez avec son mari qui fait des gestes désespérés dans sa direction comme s'il la reconnaissait et l'appelait à l'aide. Là encore, c'est le témoin qui pense qu'un homme l'attire en arrière. Le narrateur, moins dupe, parle d'« une force irrésistible » : celle de cacher à sa femme qu'il joue les mendiants balafrés pour continuer à gagner de l'argent. L'erreur d'autant plus terrifiante dans le roman de Stevenson, se traduit par une scène terrible que la résolution de l'énigme apparenterait presque à du théâtre de Vaudeville. Le mari, surpris par sa femme dans une situation qu'il n'ose lui avouer fait croire à son enlèvement! Comme pour le roman de Stevenson, le témoin rentrant de force dans la fumerie ne tombera que sur l'alter-ego de la personne recherchée.
On peut donc dire que Conan Doyle use des procédés chers à l'Unheimlichkeit 17 des contes fantastiques pour créer une atmosphère de terreur et une situation en apparence magique. Mais là où réelle métamorphose il y a chez Stevenson, une simple éponge permettra Holmes à dissoudre celle de la nouvelle de son auteur.


Le criminel, quand criminel il y a, souvent joue au chat et à la souris avec les enquêteurs et avec les témoins. Dans les deux œuvres présentes, ce n'est que la traduction d'une nécessité de faire passer un message sans révéler son secret.
Ce qui frappe dans L'étrange cas du Dr Jeckyll et M. Hyde, outre Edward Hyde sur les passants, c'est le nombre considérables de lettres qui exercent un rôle crucial dans l'intrigue. La nouvelle pose d'emblée comme problématique un testament du Docteur Jekyll en faveur de M. Hyde. Ce testament qui ne cesse d'étonner et de troubler ses proches est le point de départ de l'enquête. Jekyll ne s'explique pas sur ce choix qui doit octroyer à un malfrat ses biens en cas de disparition. Plus tard, Jekyll, soucieux après le meurtre de Sir Carew par M. Hyde, demande à Utterson de lire la lettre rédigée de la main de Hyde qui lui recommande de ne pas s'inquiéter en ce qui concerne la police 18. La fin de la nouvelle est une lettre où Jekyll confesse les meurtres de Hyde et révèle son terrible secret. Toutes ces lettres sont de la même main mais écrites par deux personnes différentes en un même corps.
De même, dans L’homme à la lèvre tordue, une surprise attend Holmes à son arrivée à la pension de famille de Mrs St-Clair. Celle-ci lui assure qu'elle a l'assurance que son mari est en vie bien que la police ait retrouvé du sang sur sa chemise, seul vestige du disparu. Pour preuve, elle lui montre une lettre qu'elle vient de recevoir, laquelle l'informe de la bonne santé de son mari tout en lui restituant la chevalière de ce dernier. Sherlock Holmes objecte que la lettre est rédigée dans « une écriture frustre » qu'il soupçonne ne pas être celle de Neville St-Clair. La femme du disparu lui révèle qu'il s'agit de « l'une de ses écritures », "son écriture lorsqu'il écrit précipitamment" . Elle ajoute qu'elle diffère de son écriture habituelle mais qu'il s'agit bien de la sienne 19.
Il peut être intéressant d'observer, outre ses analogies qui permettent au lecteur de découvrir la solution du cas avant Holmes, une volonté de Doyle de reprendre un aspect considéré comme totalement fantastique par Stevenson, qui oppose l'écriture soignée de Jekyll à la « raideur bizarre » 20 de celle de Hyde, pour en faire quelque chose de totalement logique et vraisemblable. Les écritures de Hyde et Boone ne pourraient être au fond que la version rapide et bâclée d'un Jekyll ou d'un St-Clair ayant fort à faire.




En conclusion, on peut dire que les aventures de Sherlock Holmes sont en réalité, pour beaucoup, un intéressant canevas d’œuvres essentielles de la littératures des XVIIIème et XIXème siècles, présenté à l'état de puzzle. Ce puzzle n'est pas qu'un amas d'indices permettant au lecteur de prendre Holmes de vitesse, c'est aussi et surtout un moyen des plus intéressants de s'interroger sur des œuvres dont on connaît trop la fin pour se pencher sur le déroulement et ce qu'il permet comme hypothèses.
Aussi lorsqu'il m'est arrivé de présenter L'étrange cas du Dr Jeckyll et M. Hyde comme une nouvelle policière à l'issue des plus spectaculaires, a-t-on pu me répondre ironiquement : « Jekyll et Hyde, la même personne ? Quel scoop ! ». La nouvelle de Conan Doyle permet au contraire d'aborder celle de Stevenson sous un angle nouveau, celui d'un récit où l'on ne s'attend pas forcément au dénouement que l'on sait. Alors fourmillent dans la tête du lecteur milles possibilités, milles variantes du Dr Jeckyll et M. Hyde comme autant d'étoiles dans l'univers.
En un sens, Sherlock Holmes ressuscite l'intérêt perdu des grands classiques. Qui sait d'ailleurs si telle n'était pas déjà l'ambition de Conan Doyle, cinq ans après la parution de l’œuvre de Stevenson. Et puisque cela nous amène à remettre en cause notre connaissance des grands classiques, je reviens sur ma question de départ : Connaît-on vraiment Sherlock Holmes ?


NOTES
1 J'arrête là mais la liste pourrait être plus exhaustive.
2 Cf. Bayar,P. (2008), L’affaire du Chien des Baskerville, collection « double », Les éditions de Minuit,Paris et Eco,U. (1993), De Superman au Surhomme, collection « biblio essais », Le Livre de poche, Paris.
3 Conan Doyle,A. (2005), [Les Aventures de Sherlock Holmes], tome 1, « Les aventures de Sherlock Holmes », « L’homme à la lèvre tordue », traduction nouvelle avec illustrations de Sydney Paget de l'édition d’Éric Wittersheim, p.366-367.
4 Eco,U. open cit., p.32.
5 Conan Doyle,A. (2005), open cit., pp. 602-603.
6 Ibid, pp.605-611.
7 Ibid, pp. 608-609.
8 Cf. Stevenson, R.L. (1994), L'étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, collection « Folio junior », traduction de Ch.A. Reichen, éditions Gallimard jeunesse, Paris, quatrième de couverture.
9 Voir notamment F. Fix (2010), "Botho Strauss et la violence ordinaire" in La violence au théâtre Shakespeare, Corneille, Sarah Kane, Botho Strauss, édition en collaboration entre le CNED et Puf pour le concours de l'agrégation 2011 et 2012, Paris, Chapitre 4, pp. 94-112.
10 On notera que Christian Boutin semble un spécialiste de cette nouvelle puisqu'il a également participé à l'élaboration de l'édition citée plus haut pour Folio junior.
11 Cf. Stevenson, R.L. (1968), L'étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, collection distribuée par le Cercle des bibliophile pour les éditions Edito-service S.A., Genève, pp. 57-61.
12 Cf. Stevenson, R.L. (1968), L'étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, open cit.,pp. 80-83 pour le premier et Stevenson, R.L. (1994), L'étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, open cit., pp.65-68 pour le second.
13 Cf.Conan Doyle,A. (2005), [Les Aventures de Sherlock Holmes],open cit., pp.617-621.
14 Cf. Stevenson, R.L. (1968), L'étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, open cit.,pp. 80-81.
15 Cf.Conan Doyle,A. (2005), [Les Aventures de Sherlock Holmes],open cit., p.617.
16 Cf. Stevenson, R.L. (1968), L'étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, open cit.,pp.81-82.
17 Unheimlichkeit est le néologisme de Freud pour qualifier les situations des romans et nouvelles fantastiques. Cela se fait par des situations qui paraissent être ce que l'on voit qu'elles sont et qui, bien que familière ou banales, effraient. C'est pourquoi, on le traduit en français par le terme d'inquiétante étrangeté. Voir à ce sujet, S.Freud (1988), L'inquiétante étrangeté et autres essais, collection « folio essais », traduction de Bertrand Féron, édition de J.B.Pontalis, Paris, pp.209-263.
18 Cf. Stevenson, R.L. (1968), L'étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, open cit.,pp.67-68.
19 Cf.Conan Doyle,A. (2005), [Les Aventures de Sherlock Holmes],open cit., pp. 630-631.
20 Cf. Stevenson, R.L. (1968), L'étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, open cit.,p.67.


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le 7 juil. 2016

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