La Grève
6.7
La Grève

livre de Ayn Rand (1957)

« I choose the Impossible… I choose… Rapture »

Ayn Rand, pour moi, c’est Andrew Ryan. La Grève, c’est le bouquin sans lequel Bioshock ne serait pas, ou du moins pas tel qu’il est. Et c’est pour ces seules motivations, innocentes s’il en est, que je me suis attaqué à ce pavé de 1170 volumineuses pages.

Avant tout, La Grève est un roman. Ça me semble très important à signaler. C’est un pavé, certes, mais c’est un pavé qui passe très bien et qui se lit très facilement (même si ça prend du temps). J’ai lu ici et là que le style de Rand est soit disant assez mauvais, aussi je tiens donc à rendre hommage à la traductrice française (première traduction officielle en 2011… 54 ans après la parution de l’ouvrage originel !), dont le style est très efficace. Il n’a rien de spécial, mais il est excellent dans son contexte. Une traduction qui rend l’ouvrage meilleur, je n’avais encore jamais vu ça, mais pourquoi pas après tout ?

Bref, Atlas Shrugged (AS) est un roman, mettant en scène moult personnages et de multiples péripéties, toutes centrées autour d’un thème principal : la chute et la décadence d’une société où les cerveaux disparaissent les uns après les autres, ne laissant plus sur Terre qu’une majorité de gens qui, non pas qu’ils soient incapables de penser, s’y refusent carrément !

L’histoire nous compte donc les aventures d’une femme d’exception, Dagny Taggart, et son combat pour maintenir son réseau de chemins de fer alors que tout s’effondre autour d’elle. Plus les saisons passeront, et plus les êtres capables de raisonner disparaitront, et plus l’Etat corrompu et égoïste, agissant au nom du bien de tous, les feront disparaître. Coincée dans une spirale infernale, où rien ne va, et où on ne sait pas comment les choses pourront redevenir bien un jour, l’intrigue est passionnante. Le parallèle avec la situation actuelle est d’ailleurs intéressant et permet de la faire grandement relativiser : on n’est pas si mal, finalement.

Mais AS, c’est aussi et surtout une réflexion. Une réflexion mathématique tout d’abord, et c’est la partie la plus intéressante, du moins à mon subjectif niveau : Ayn Rand part de certains axiomes, et va les développer d’une manière on ne peut plus cartésienne. Sauf que ces axiomes sont faux, erronés, et ne peuvent donc conduire qu’au néant, à la destruction. Pour moi, scientifique de mon état (houla, je m’avance…), ce contre-exemple par la démonstration fut complètement jouissif. Tout au long du livre, la destruction du monde est cartésienne, scientifique, et la société s’écroule avec la rigueur mathématique qu’elle n’a jamais eue. En cela, j’ai trouvé que la Grève était une performance incroyable, une œuvre d’une justesse et d’une intelligence étonnante.

Evidemment, ce qui intéressera la plupart des gens restera néanmoins les à-côtés, les prémisses et les conclusions, autant dire ce qui touche à la politique. Et c’est alors que ceux qui aiment à taper sur Rand lui tapent dessus, pour de bonnes et de mauvaises raisons.

Les mauvaises tout d’abord. Qu’est-ce que j’ai pu lire comme aberration sur l’auteure, c’est impressionnant. Ses idées sont d’une précision implacable, et il suffit pourtant d’en extraire quelques morceaux hors contexte et de les assembler pour en créer quelque chose de totalement faux, voire d’opposé à la signification originelle. C’est ce que beaucoup de gens font. Pour moi, AS est principalement une ode à la vie, à la science et à la raison. C’est ainsi que je l’ai vu, tout au long des mille cent soixante-dix pages de l’œuvre.
Prenons un exemple simple : Rand assume que rien ne s’obtient sans travail ni mérite. « Capitalisme !! » hurlent alors ses détracteurs. Pourtant, en plus d’être une phrase que je trouve particulièrement vraie (du moins dans l’utopie du monde honnête dans lequel vit Rand), l’auteure glorifiera dans son livre autant l’ouvrier minier Stakhanoviste que le grand chef d’entreprise innovant. D’ailleurs, le grand chef d’entreprise a commencé ouvrier Stakhanoviste. Il a simplement eu une volonté et une ambition de réussite de sa vie personnelle, une volonté de vivre, indépendamment de tout autre facteur. Et cela, en écartant toute politique, c’est ce que tout homme fait implicitement : gagner sa vie pour pouvoir la vivre. Que cela soit en URSS ou aux USA, la donne est la même. Voilà pourquoi détourner l’œuvre d’Ayn Rand de cette manière est à la fois aisé et malhonnête.

Les bonnes raisons ensuite, car il y en a. En effet, AS n’est pas parfait dans son propos, et c’est ce qui lui fait louper le 9. En effet, dès que Rand s’éloigne de la rigueur mathématique qu’elle maîtrise, son propos est moins pertinent, et elle se perd des fois en digressions un tantinet douteuses, auxquelles je n’adhère pas. A ceux qui lui reprochent un égoïsme latent, c’est faux, au contraire le livre est très centré sur les relations entre les personnages, signe d’un certain altruisme. Elle ne prône simplement pas l’altruisme à tout va, et se refuse d’accorder plus d’amour au premier passant venu qu’à quelqu’un qu’elle aimera pour sa personne et ses valeurs. Le fait est que, dans sa volonté de faire des personnages à son idée, elle en fait des hommes mathématiquement parfaits, ou presque. Les seules erreurs qu’ils font sont dues aux erreurs contenues dans leurs prémisses, au faux de leurs axiomes. De tels hommes n’existent pas, de telles valeurs appliquées avec une telle perfection, sans sentiments humains contradictoires et non cartésiens n’existent pas plus. C’est selon moi la première faiblesse du récit.

La seconde est due à sa vision du capitalisme, tragiquement naïve. Ceux qui me connaissent savent très bien qu’on ne peut pas vraiment me dire ami du capitalisme actuel, et pourtant j’ai trouvé celui exposé ici intéressant. Pourquoi ? Car il repose sur un principe simple : toutes les transactions entre les hommes sont honnêtes. Un capitalisme honnête, de nos jours ça fait plutôt sourire je trouve. Quand il est donc écrit partout qu’Ayn Rand ne croit qu’en le capitalisme, c’est à la fois vrai et tellement faux, ce mot n’ayant de nos jours plus rien à voir avec ce qu’il signifiait auparavant.

Au final, Atlas Shrugged est une grande œuvre, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il soit actuellement le deuxième livre le plus influent aux Etats-Unis. Des personnages moralement et scientifiquement inattaquables, un modèle de société qui apparaît comme honnête et parfait, ça a de quoi laisser rêveur, surtout en temps de crise économique… Mais le récit et la philosophie d’Ayn Rand trouvent leurs faiblesses dans ce qui fait leur force : l’homme n’est pas un outil mathématique, et le capitalisme actuel des USA ferait sûrement pleurer l’auteure s’il elle le pouvait encore.

Ces faiblesses d’une doctrine scientifique parfaite appliquée à une espèce imparfaite, l’homme, seront admirablement mises en perspective cinquante ans plus tard par Ken Levine, avec Bioshock. Un bien bel anniversaire.
VGM
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le 12 sept. 2013

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