C'est avéré, prouvé, incontestable : La Horde du Contrevent est un livre-univers et un chef-d’œuvre. C'est écrit en quatrième de couverture , de quel droit pourrions-nous donc contester ces assertions ? Qu'à cela ne tienne, je suis à nouveau candidate au lynchage. Vu que j'ai déjà soutenu que Citizen Kane était un film plutôt médiocre, plus rien ne me fait peur.
Livre-univers, mouais... Outre que l'expression ne veut, à mon sens, absolument rien dire, je n'ai pas souvenir que le monde de La Horde du Contrevent soit spécialement détaillé, travaillé, fouillé. On n'en sait pas grand-chose au début, on n'en connaît pas grand-chose à la fin. Admettons. L'intérêt de la chose se révélerait donc forcément ailleurs que dans le développement du monde de la Horde.
Le cœur de l'ouvrage tiendrait donc dans l'ambition d'Alain Damasio : écrire une fiction tout droit sortie des travaux de Deleuze et d'un postulat que celui-ci a posé : exister, c'est être en mouvement. Alors, je vous le dis tout net, le jour où j'ai entendu Damasio parler de ça, je me suis dit : "Ah ! Voilà quelqu'un d'ambitieux ! Voilà une idée passionnante !". Oui, mais c'était peut-être là un objectif un peu trop ambitieux, justement.
Car la lutte de la Horde, groupe d'hommes et de femmes coincés dans un monde âpre et venteux et dont l'objectif est de marcher contre le vent pour en trouver l'origine et s'en délivrer, se transforme peu à peu en grand n'importe quoi. Je ne dis pas que je n'ai pas suivi avec un certain intérêt cette marche délirante envers et contre tout. Jusqu'aux trois-quarts du roman, je trouvais ça correct malgré les défauts, et j'espérais vaguement qu'Alain Damasio allait m'emmener quelque part.
Or, au bout d'environ 500 pages, ce qui pouvait passer pour de regrettables digressions se transforme en une chose floue, flasque et impalpable. J'ai alors compris pourquoi le monde de la horde n'était pas autrement développé : tout reste approximatif pour que l'auteur puisse transformer à son gré telle ou telle création de son imagination, sans aucune cohérence. Les chrones, par exemple, on ne sait pas bien ce que c'est, et ma foi, c'est bien pratique pour l'auteur qui peut faire discourir ses personnages sur le sujet via des assertions sans cesse fluctuantes. C'est le genre de chose qui m'agace. Mais le pire, c'est qu'on a droit à moult leçons pompeuses de pseudo-philosophie ou de pseudo-science (avec un joyeux amalgame de la théorie de la relativité, de la théorie du big-bang et de la théorie des cordes), via un langage fleuri et terriblement prétentieux. Pourquoi est-ce que je qualifie le style de prétentieux ? Parce que derrière le vocabulaire soi-disant recherché et les interminables circonvolutions verbales, le fond du discours est complètement creux. Quand Proust écrit une phrase de dix pages, c'est pour servir de façon magistrale son observation et son analyse de la nature humaine. Quand Damasio écrit une phrase de dix lignes, ça me donne l'impression que c'est juste pour faire son intéressant.
Comme on ne va pas passer trois heures sur ce que je considère comme un roman médiocre, deux ou trois choses pour terminer. D'abord, le personnage de la Mantrisse... ah, pardon, du Corroyeur. Parce qu'il est quand même gonflé, Damasio, d'avoir grossièrement plagié la Mantrisse de la série BD Aldebaran (elle-même issue, mais plus subtilement, de Solaris de Stanislas Lem). Ensuite, la fin... Cette fin, on la devine dès qu'on a lu la quatrième de couverture. Bon. Encore que jouer sur un aboutissement déjà annoncé, ça aurait pu se révéler intéressant, pour peu que l'auteur ait travaillé bien davantage la forme de son roman. Malheureusement, ce n'est pas le cas.
En effet, Damasio aurait pu concevoir un livre qui se lit à l'infini, où le lecteur n'en finit plus de tourner en rond. Mais il n'est pas assez bon écrivain, ni assez imaginatif pour ça. Donc, alors que le roman aurait tout à gagner à ce que la première page du livre constitue la suite logique de la dernière, il a encore donné dans l’approximation. Je gage qu'il était un peu trop sûr que la fin allait se révéler une surprise pour les lecteurs pour se consacrer à une structure beaucoup plus cohérente pour son roman.
L'intention de départ (je ne parle pas de l'utilisation des multiples narrateurs, mais bien du postulat philosophique de Deleuze) était grisante, mais elle s'enlise lamentablement dans les séductions d'un discours alambiqué et pompeux. Cette idée, avancée par le personnage de Caracole, qu'exister c'est lutter contre "les forces de gravité en nous - la paresse, la fatigue, la quête du repos" et "l'instinct de répétition - le connu, le déjà-fait, le sécurisant" me semble tout à fait passionnante mais n'est finalement pas, à mon grand regret, développée.
Donc, si je veux y réfléchir plus sérieusement, j'irai lire Heidegger et Deleuze, dussé-je en mourir. Si je veux réfléchir à la théorie des cordes, j'irai lire Stephen Hawking - dussé-je mourir une seconde fois. Et si j'ai envie de lire de la bonne fiction philosophique, je crois bien que H.G. Wells, Philip K. Dick, Stanislas Lem et bien d'autres m'attendent quelque part...