Comme une autre lecture récente (Le Voyageur et le Clair de lune), et peut-être de manière plus criante encore, La Montagne magique m'apparaît être d'abord une entreprise de subversion à grande échelle du roman d'apprentissage. Hans Castorp, jeune ingénieur, part pour le sanatorium de Davos visiter son cousin, Joachim, envoyé là-haut pour raisons de santé. Peu à peu, sur un prétexte de santé futile, il se retrouve à prolonger et prolonger son séjour — parti pour trois semaines, il restera sept ans. Son odyssée (à moins, compte tenu de son caractère stationnaire, qu'il ne s'agisse plutôt d'une iliade ?) le verra participer à l'inlassable routine du sanatorium (cure, riches repas…) et à ses multiples excentricités.
J'évoquais la subversion du Bildungsroman : Hans Castorp, jeune homme apparemment assez doué, qui embarque sous le bras un livre en anglais sur les Ocean Steamships pour des vacances studieuses, est dé-formé par son voyage. S'il s'avoue bien vite qu'il n'avait jamais aimé le travail, il résiste durablement aux multiples tentatives de ses pédagogues (Settembrini puis, plus tard, Naphta) de le conformer à une idée ; il refuse le monde (comme l'illustre son détachement graduel de toute sa famille), a contrario de son cousin qui retourne dans le plat pays au mépris de sa santé, et finit par mourir de son refus de la vie des hauteurs. Hans est resté l'“enfant gâté de la vie” (“Sorgenkind des Lebens”—d'autres traductions proposent “enfant difficile”, mais je crois que l'expression allemande donne aussi une impression de fragilité que l'expression “enfant gâté” transmet avec plus d'acuité).
Comme on l'a dit, La Montagne magique est un récit stationnaire : Mann en profite pour écrire des pages frappantes sur le temps qui ne passe pas dans le monde figé du sanatorium Berghof (“de grands espaces de temps, lorsque leur cours est d’une monotonie ininterrompue, se recroquevillent dans une mesure qui effraye mortellement le cœur ; lorsqu’un jour est pareil à tous, ils ne sont tous qu’un seul jour ; et dans une uniformité parfaite, la vie la plus longue serait ressentie comme très brève et serait passée en un tournemain”) ; sur la vie et la mort, etc. Si la majorité des pensionnaires sont des silhouettes assez floues (et, à vrai dire, si Mann cherche encore au début à animer de multiples figures, le dramatis personæ est très vite réuni à une poignée de protagonistes), quelques uns se distinguent : c'est le cas de Settembrini (l'humaniste vieille école, finalement démodé par la radicalité d'un étrange juif jésuite), de Mynheer Peeperkorn (lui aussi un symbole de l'ancien monde, souverain, impérial et masculin) et bien sûr de Clawdia Chauchat, envoûtante russe après laquelle court (marche ?) Hans Castorp.
On a du mal à ne pas aborder La Montagne magique avec une lecture politique dans un coin de la tête : c'est la vieille Europe qui va être précipitée dans l'abîme de la Première guerre mondiale qui est dépeinte ici. Il suffit de lire les extraordinaires dernières pages du livre, qui dépeignent dans un immense panorama aérien un assaut sur le front dans lequel le malheureux Castorp, précipité depuis sa montagne, a été lancé), pour se dire que l'idée traînait dans la tête de Mann.
Après tant d'éloges méritées, pourquoi gardé-je quelques réserves sur La Montagne magique ? Probablement parce que ce roman d'idées semble avoir, à la fois, trop et trop peu cédé à son programme intellectuel. Trop : le roman s'est gorgé de multiples influences ; parti comme un roman ironique sur la fascination pour le déclin, le temps et la mort, il s'est gorgé d'un discours politique parfois parasitaire (ainsi le lecteur ne peut-il s'empêcher de ressentir un peu de lassitude à l'énième passe d'arme entre Settembrini et Naphta). Trop peu : malgré son projet esthétique, La Montagne... est resté par certains aspects un roman très classique, qui s'autorise notamment de longues digressions naturalistes (un peu à la Huysmans) ; là encore, le lecteur feuillette avec impatience telle longue incise sur la biologie, ou cette interminable description du programme musical diffusé par un grammophone.
Ces bémols, qui ternissent ci et là le plaisir de lecture, n'enlèvent rien à la beauté de quelques passages remarquables, et à l'envergure d'ensemble du projet littéraire.