Au début de ce cinquième volume, la sexualité est évoquée explicitement pour la première fois, en alternance avec de superbes passages de l’intimité, tactile ou non, que l’auteur partage avec Albertine, sa captive.
Par ailleurs, l’auteur fait toujours preuve d’un regard aussi acéré sur « le monde » auquel il est intégré, tandis que sa jalousie maladive et son masochisme amoureux l'en maintiennent éloigné. Cette jalousie a un côté très agaçant qui rappelle Swann lorsqu’il était épris d’Odette, dans le premier volume. Ce roman pourrait d’ailleurs tout aussi bien s’appeler « Le Prisonnier » tant le narrateur ne peut se libérer de la jalousie qu’il ressent envers sa captive.
Enfin, au cœur du livre (à partir de la page 237 de mon Folio Classique) survient une sublime transcription du septuor de Vinteuil qui est joué par Morel chez Madame Verdurin. Cette description du septuor s’étend à une description de l’œuvre entière de son créateur qui rappelle « La Recherche » elle-même, avec ses variations, ses « petites phrases » qui reviennent, ses évolutions et changements de rythme qui nous surprennent, et surtout cette capacité qu’elle a de nous toucher profondément sans que nous ne sachions toujours pourquoi ni comment. La sensibilité et l’intelligence de Proust donnent aux passages où il transcrit les œuvres musicales de Vinteuil une beauté supérieure qu’on ne retrouve même pas dans sa description des sensations, des sentiments humains ou dans sa maîtrise de la métaphore, pourtant toujours si poétique et esthétique.
Plus loin (à partir de la page 360), Proust analyse l’œuvre et le génie de Vinteuil avant de poursuivre avec un pertinent développement sur l’art, notamment littéraire, présentant entre autre cette idée que j’avais d’abord découverte chez Frédéric Beigbeder : « Les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre ». Proust a sans doute décidé de simplifier les choses en prenant cette phrase au premier degré et en ne faisant en effet qu’une seule œuvre. Quoiqu’il en soit, ses talents d’analyste de l’art, la finesse de son jugement et la clarté de ses propos font que le lecteur prend beaucoup de plaisir à s’instruire des liens et des motifs qui existent entre et chez un certain nombre d’autres auteurs, de peintres et de compositeurs.
Proust nous montre également les ficelles qui permettent à un artiste décédé d’atteindre la célébrité avec l’exemple de Vinteuil, dont les partitions presque illisibles seront décryptées grâce à sa fille et son amie, et dont les œuvres seront ensuite interprétées avec brio grâce à Charlus et Morel. On comprend ici l’importance à la fois de l’intermédiaire (les premiers) et des exécutants (les seconds). Il en va d’ailleurs de même pour Proust dont une partie de l'œuvre manuscrite a passé le filtre de son frère Robert ainsi que d’éditeurs successifs avant de parvenir aux lecteurs dans la version qu’ils connaissent.
Mais le principal sujet de « La Prisonnière » est le mensonge (d’Albertine) et sa découverte (par le narrateur) au fil d’une longue énumération des multiples occasions en lesquelles la captive a caché ou déformé la vérité à l’homme qui l’aime. Il est ainsi intéressant de voir à quel point Albertine et le narrateur sont étrangers l’un à l’autre, malgré la proximité physique créée par la prison, l’amitié sincère ressentie par Albertine pour le narrateur et l’amour éprouvé par celui-ci pour sa captive. Le mensonge de chacun est la cause de la distance qui sépare leurs âmes. Sans sincérité celles-ci ne peuvent se rejoindre, se mélanger ou s’interpénétrer et bien que le contact physique existe, Albertine et le narrateur demeurent parfaitement étrangers l'un à l'autre.
Dans une esquisse que l’on retrouve page 411 on peut lire les mots suivants : « […] ce chemin de communication privé, secret, ouvert comme une blessure, sur la vie des autres qu’est la jalousie. » Et si cette jalousie proustienne qui nous agace tant était ce qui avait permis à l’auteur de rassembler la matière qui donna naissance à son chef d’œuvre.