D’emblée, l’œuvre de Lola Lafon se présente au lecteur de façon ambiguë : est-ce un témoignage historique fondé, une biographie romancée ou n'est-ce que pure fiction ? Cette interrogation constitue ce qui va sans cesse tenir le lecteur en alerte. En même temps, elle induit (en tout cas chez moi) une méfiance et une distance vis-à-vis de l’histoire, et in fine, de l’auteur.

L’auteur, qui en est parfaitement consciente, est la première à jouer de cette ambiguïté ; le procédé qui saute aux yeux est la juxtaposition de deux discours hétérogènes mis sur des plans différents, à commencer par la typographie utilisée.

Le premier discours, c’est la diégèse même, l’histoire de Nadia. En soi, rien n’indique au lecteur que ce discours est parfaitement fidèle à la réalité, qu’il est un témoignage historique, ou au contraire qu’il est pure fabulation, de sorte que si le second discours n’existait pas, rien ne jetterait le doute sur la nature du premier. Ainsi, c’est l’auteur elle même qui crée l’ambiguïté, en insérant au sein de son roman des passages, en italiques, où elle commente ce qu’elle écrit et émet des réserves quant à la fiabilité des propos échangés avec l’objet/sujet de son roman : l’athlète roumaine Nadia Comaneci.

Certes une telle hétérogénéité de discours n'est pas sans briser le rythme du récit ; ce qui gêne encore davantage est qu'elle force le lecteur à retirer la bienveillance initialement portée à l'égard de l'auteur. De ce point de vue, La Petite Communiste qui ne souriait jamais est une œuvre engagée et engageante, qui secoue le lecteur – et pas seulement en lui mettant sous les yeux une histoire incroyable.

Conscients des rouages et de la mécanique du roman, il est désormais temps d'en aborder le contenu : la formidable ascension, presque aussitôt suivie par la déchéance, de l'athlète roumaine Nadia Comaneci dans les années 1970, instrumentalisée par le régime de Ceausescu au profit de l'idéologie communiste.

Si l'on en revient à ses origines étymologiques, l'adjectif « formidable » signifie « qui doit être craint », « qui fait peur ». Et c'est exactement ce qu'inspire au lecteur le destin de la jeune fille. D'ailleurs, peut-on encore parler de « fille » tant Nadia nie sa féminité ? La Petite Communiste qui ne souriait jamais est une longue peinture du corps, d'un corps malmené et en constante surveillance, mais aussi d'un corps parfaitement maîtrisé et capable de prouesses jusque alors inimaginables.

Ainsi, les passages où Nadia voit son corps lui échapper, sous l'effet de la puberté naissante, sont émotionnellement très chargés, et sonnent juste à l'oreille du lecteur – de surcroît s'il s'agit d'une lectrice. Plus que son corps, c'est sa vie entière que Nadia paraît vouloir tenir sous contrôle. L'auteur l'a bien compris et dresse un parallèle effrayant entre la maîtrise avec laquelle Nadia évolue sur les barres asymétriques et celle
par laquelle elle règle sa vie.

La gymnaste se métamorphose alors en robot sans rêve, sans intériorité, sans âme. Même lors des échanges entre les deux femmes, qui nous sont rapportés par l'auteur dans les passages en italique sus mentionnés, Nadia semble froide, insensible bien qu'ultra susceptible par ailleurs.

Comment expliquer la genèse du « monstre », de cet être dont la perfection n'a rien d'humain ? C'est aussi à cette question que le roman de Lola Lafon prétend apporter une réponse, si partiale soit-elle.

Tel Frankenstein, Nadia a un maître. C'est Béla, l’entraîneur hongrois avide de reconnaissance. Son nom n'est d'ailleurs pas sans évoquer un autre Béla, véritable icône du cinéma roumain du premier 20ème siècle et mondialement connu pour ses rôles de vampire : Béla Lugosi. Même si l'on ne doute pas que ce prénom soit assez répandu dans l'ex-pays communiste, la coïncidence est toutefois troublante.

Le Béla de Nadia exerce sur elle une domination pour le moins étrange, de sorte que l'on ne sait pas lequel des deux est le plus fasciné par l'autre. Ce qui est certain, c'est que Nadia n'est rien sans son mentor – en témoigne la médiocrité de ses résultats lorsqu'elle est coupée de lui. La manière dont l'auteur aborde cette relation est intéressante, en ce qu'elle n'hésite pas à invoquer les problématiques freudiennes d'inceste, faisant de Béla le père spirituel de la championne roumaine. La mise au jour de telles tensions renforce incontestablement l'intérêt
psychologique du récit.

C'est avec une habileté discrète et efficace que Lola Lafon parvient à accorder, dans un emballement final parfaitement maîtrisé, les rythmes propres à l'intrigue (l'exil rocambolesque de Nadia aux États-Unis et la chute précipitée du régime de Ceausescu) avec celui du récit. Le lecteur est seulement freiné par l'acharnement avec lequel l'auteur cherche à reconstituer exactement une vérité par définition impossible à saisir.

Avec l'épisode de la fuite, l'échec est patent : Nadia manipule les différentes versions de son récit avec autant d'adresse -si ce n'est davantage !- que ce qu'elle mettait à effectuer ses sauts sur la poutre olympique. Après tout, cette histoire est la sienne et partant, lui appartient. Qu'elle persiste à vouloir entretenir une part de mystère se conçoit, même si cela rend plus ardu le travail de l'écrivain-biographe. Mais n'est-ce pas aussi ce qui fait la
richesse du livre ?

En définitive, La Petite Communiste qui ne souriait jamais est une oeuvre traversée de contradictions : tout à la fois ode à la féminité et négation permanente du corps, elle est le produit de la fascination de son auteur pour cette « petite communiste » à la mine renfrognée. Mais parle-t-on ici de l'être en chair et en os, Nadia Comaneci, ou de Nadia C., le personnage façonné (et fantasmé) par Lola Lafon ? L'auteur se retrouverait alors pris à son propre jeu... Preuve que les « êtres de papier », comme aimait à les appeler Barthes, ont parfois plus de réalité que les personnes matérielles censées les inspirer.
de_cosa
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le 11 mars 2015

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