Filippo De Nittis travaille dans un restaurant chic de Naples. C'est le spécialiste des cafés. Il est capable de faire tous les cafés imaginables, et même ceux que vous n'imagineriez jamais. Mais un jour d'août 2002, au sein du restaurant, il prend un couteau, le plante dans le ventre d'un client (de façon non mortelle : il ne veut pas le tuer mais le faire souffrir) et part avec sa victime. Acte violent que Filippo a préparé, répété des milliers de fois dans sa tête. Acte imparable et impensable.
Impensable parce que Filippo De Nittis est mort en juin 1980, à l'âge de 6 ans.
Ce cinquième roman de Laurent Gaudé comporte tout ce qui m'avait plu dans les précédents. En particulier la puissance d'une narration précise, rigoureuse, qui transforme le monde et re-crée la réalité.
Une réalité sombre et violente, comme toujours. Chez Gaudé, c'est la violence qui domine les rapports humains et les personnages doivent apprendre à s'extraire de cette violence pour trouver des voies supérieures plus apaisées. Voilà pourquoi ses romans sont souvent des voyages, des trajets. Et dans cette Naples sale, crasseuse, la violence, c'est une fusillade dans la rue, une balle perdue qui frappe un petit enfant. C'est la violence du deuil, la perte d'un être chéri. Les deux parents écrasés de solitude et de douleur. Que ce roman est triste !
Et c'est pourtant là que se trouve le sujet principal de La Porte des Enfers. Dans notre rapport à la mort. Le roman va devenir une allégorie du deuil, de notre rapport aux morts, de la mémoire ou de l'oubli des disparus. A travers un inattendu voyage souterrain, c'est toute notre conception du deuil qui est interrogée.
Par sa narration, Gaudé abolit la frontière entre la Vie et la Mort. Pour Matteo et Giuliana, les deux parents de Filippo, Naples est l'Enfer. Matteo promène son taxi des nuits entières dans les rues de la ville, et l'auteur nous décrit cette population d'exclus comme des ombres errantes dans la nuit infernale."Sont-ils encore vivants ? se demandait-il. Ce sont des ombres qui vont d'un point à un autre. Comme moi. Sans consistance."
Une des choses que j'apprécie le plus, chez Laurent Gaudé, c'est sa faculté de faire appel aux récits mythologiques. Ses romans du quotidien sont constamment transcendés par des interventions quasi-surnaturelles relevant des grandes mythologies, les transformant ainsi en histoire universelle. Car ce qui intéresse l'auteur, dans les mythologies, ce sont les vérités qu'elles cachent.
Ici aussi, la mythologie grecque vient à l'appui d'une réflexion sur la mort. Le récit change catégoriquement vers le milieu, sortant de la tragédie familiale pour s'enfoncer dans le légendaire. "On n'est pas mort ou vivant. En aucune manière... C'est infiniment plus compliqué. Tout se confond et se superpose... Les Anciens le savaient... Le monde des vivants et celui des morts se chevauchent. Il existe des ponts, des intersections, des zones troubles... Nous avons simplement désappris à le voir et à le sentir..."
Une fois de plus, Gaudé nous livre un très beau roman. La Porte des Enfers est nettement plus sombre que ce qu'il avait écrit auparavant, mais se termine d'une façon lumineuse, et la poésie de l'auteur irradie tout le livre. "Tu souriras d'un sourire vieux de mille ans mais qui aura la lumière du premier jour du monde." Cette phrase résume ce très beau roman, douloureux mais superbement écrit. Laurent Gaudé est, décidément, un des écrivains majeurs actuellement.