Aux écrivains qui n'ont pas toute liberté d'écrire, il reste la parabole. Les dictatures obligent le créateur à ruser et sans doute à se surpasser, et provoquent la naissance d'oeuvres par là-même envoûtantes et fortes. En 1981, neuf ans avant d'obtenir l'asile politique en France, Ismaïl Kadaré était toujours en Albanie, et publia "Le Palais des rêves", une belle et terrible fable.

L'histoire se passe dans un temps où l'Albanie appartenait à l'immense empire ottoman. Le héros, Mark-Alem, issu d'une puissante famille albanaise, est embauché, un matin de pluie et de neige, au Tabir Sarrail, l'étrange palais des rêves. Méfions-nous de ce nom: nous entrons en fait dans une sorte de cauchemar.

Dans ce lieu, on sélectionne, on décortique, on archive, on interprète les rêves des habitants de tout l'empire, que des collecteurs, jusqu'aux contrées les plus reculées, rassemblent chaque matin. Il s'agit de lire l'avenir dans les songes du peuple pour déjouer toute menace contre le sultan et l'Etat.
Et non seulement la collecte des rêves ne rencontre aucune résistance, mais les rêveurs eux-mêmes apportent leurs histoires aux représentants du palais, dans l'espoir que leur rêve sera le "maître rêve", choisi chaque semaine pour être présenté au monarque.

Cette histoire est donc celle d'un pays où il est établi, banal et admis que les images, les pensées les plus secrètes des êtres soient subtilisées pour le bien de l'Etat.
Fable sur la manipulation des peuples, mais aussi sur la nature du pouvoir: Mark-Alem, gravissant peu à peu les échelons du palais, devient de plus en plus puissant, donc de plus en plus seul, de plus en plus étranger aux visages de la rue et de plus en plus anxieux de voir un jour un rêve sorti d'on ne sait où le condamner à son tour.

"Le Palais des rêves", roman à plusieurs étages, est un conte subtil et contrasté, qui enveloppe et bouscule à la fois. Ainsi, la bâtisse du Tabir Sarrail ne manque pas de charme, avec ses coupoles bleues, ses grandes portes et ses poignées de bronze. Mais à l'intérieur, ce sont d'interminables couloirs, des portes revêches, des employés étranges comme des clones qui déambulent ou grattent le papier. C'est Kafka chez Shéhérazade.

Mais est-ce que ce n'est pas aussi, à plus de trente ans de distance, Kadaré visionnaire et qui parle de nous, gentils citoyens qui répondons avec tant de grâce aux sondeurs d'opinion, gentils internautes qui n'opposons aucune résistance à l'armée des collecteurs de pensées déguisés en cookies, gentils googlisés bientôt consciemment fichés et déchiffrés.

Mais ce ne doit pas être bien grave puisque, bien sûr, nous ne sommes pas en dictature.
coupigny
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le 11 déc. 2014

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