Vous ne sortirez pas indemne de cette lecture, vous voilà prévenus. Mais en plus d'être un roman poignant, qui prend aux tripes, et de surcroît bien écrit, c'est aussi une lecture nécessaire pour nous qui ne savons pas ce qu'est la guerre, qui ne mesurons pas la douleur d'assister impuissant à l'auto-anéantissement des peuples.

Georges est envoyé à Beyrouth par son ami Sam, mourant, pour préparer la représentation de l'Antigone de Jean Anouilh. Il devra prélever un acteur dans chaque camp combattant pour ajouter au symbole de cette action déjà bien courageuse, comme une bravade lancée au conflit, pour lui arracher une trêve de deux heures, le temps d'un acte. On comprend dès les premières pages que sa mission va sérieusement se compliquer avec le lancement de l'opération "Paix en Galilée". Le choix de la pièce s'imposait : elle fut représentée pour la première fois à Paris en février 44, pendant l'occupation allemande. Il fallait donc que ce soit Anouilh (et non Sophocle), car il serait un parfait ambassadeur pour convaincre les acteurs et leurs proches de participer au projet.

Sorj Chalandon fut reporter de guerre au Liban à cette époque, et il présente son roman comme un moyen de faire son deuil de la guerre, le deuil d'un homme qui a accepté de revenir en paix. Il confie en interview que les massacres de Sabra et Chatila ont ouvert en lui une blessure impossible à cicatriser. Il se souvient être entré dans les camps le troisième jour, avoir découvert les morts, partout ; il se souvient avoir marché dans le sang humain, sans pouvoir hurler sa souffrance, devoir de journaliste oblige. D'ailleurs, peut-être est-il ce journaliste que Georges croise à un moment dans le camp.

[spoiler dans la suite]
L'idée de Chalandon est donc de mettre en scène Georges (son alter ego : c'est son deuxième prénom), et de le placer là où lui-même s'est trouvé, au coeur des massacres. Mais quand lui, Sorj, a du faire demi-tour, en ignorant ses blessures psychiques, pour retourner auprès de sa femme et de sa petite fille, Georges de son côté reste et va plus loin, pour faire le chemin à sa place. Il ne reviendra pas, mais pourra extérioriser sa détresse, sa rage, sa haine des bourreaux. Sorj le sacrifie, pour sa propre santé mentale, pour que, lui, puisse rentrer et vivre en paix auprès des siens.
[fin du spoiler]

Bouleversant témoignage, donc, que ce roman illustrant jusque dans la construction de son intrigue, l'innommable douleur du survivant. Pour les autres, hélas, aucune guérison n'est possible, il est trop tard ; qu'ajouter aux paroles tristement lucides de Créon : "morts pareils, tous, bien raides, bien inutiles, bien pourris." Tant qu'il y aura des guerres, il faudra jouer Antigone pour en crier l'épouvantable gâchis.
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le 24 nov. 2013

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