Il vaut mieux, je crois, s'élancer dans ce court récit sans lire quoi que ce soit à son sujet au préalable. Règle qui, je pense, s'applique dans l'immense majorité des cas mais particulièrement ici : les coups de théâtre du récit sont rares mais assez cinglants pour qu'on les goûte d'autant plus que l'on aura pas été échauffé. Ceci étant écrit, il me semble largement que le Vicomte Pourfendu se savoure par son style caustique, et qui, comme moi, aura plutôt apprécié les œuvres de Voltaire lis lors de sa scolarité goûtera sans doute un art de la satire subtilement tricotée.


Le Vicomte, Pourfendu en deux par un boulet de canon, se jetant tel un Baron de Munschaüsen de pacotille contre les canons des turcs plutôt que de les léviter à coup de dirigeable fait de porte-jarretelles, revient dans ses terres natales où il sème la terreur, trucide à tout va et coupe en deux toute chose sur son chemin, fleurs comme animaux. Comme on a à peine connu le personnage entier, on en vient à se demander si cette cruauté est naturelle chez lui, ou bien résultant du délirant choc que le scia avec netteté ? Et puis les choses s'éclairent : un peu des deux, car ce qui reste est un amas de chair ayant, tel Piccolo dans Dragon Ball, condensé toute la méchanceté. "Manichéisme!" pourrait-on croire maladroitement, d'autant plus que surgit la seconde moitié, rapiécée par d'obscurs nécromanciens, elle fatalement bonne ? Que nenni ! Car sous ses airs enfantins, ce récit pseudo-naïf, conté par le neveu du Vicomte, narrateur surgissant et s'enfouissant sans prévenir au défilé des pages, Calvini se moque lui même de cette fallacieuse dichotomie. Que le "mauvais" soit réanimé par des médecins chrétiens (plus curieux de sauver l'insauvable que de concrètement mettre leurs scalpels au service de blessures plus bénignes mais potentiellement mortelles, après le carnage du champ de bataille) tandis que le "bon" soit la re-création de forces impies tient déjà de la subversion malicieuse, venant d'un sympathisant communiste dans une Italie dont on sait la fièvre religieuse (les huguenots dépourvus de théologie et aux formules creuses cachant mal un esprit simple sont comme les carcasses des ecclésiastiques intellectuels des romans médievaux, de Follett à Eco). Mais surtout, la morale explicite du récit tend à estomper les différences : moins en montrant que le Piètre soit in fine bon (quoique sa souffrance lié à l'incomplétude de son corps ne soit pas totalement anodine) qu'en amenant l'idée là encore audacieuse que l'excès de vertu finit par se retourner comme une crêpe, et le péniblement moraliste Bon vicomte d'être haï par ses sujets, lui aussi.


Ni manichéen, ni vraiment dialectique (en bon satiriste, Calvini aurait plutôt tendance à tout niveler vers la raillerie), ce Vicomte Pourfendu est à l'image du monde qui l'entoure, imparfait, souvent lâche et contradictoire, toujours grotesque. Dans les brèves notes explicatives de fin d'ouvrage, Calvini éclaire ce qu'on pressentait : le docteur Trelawney, hypocondriaque plus soucieux de jouer aux cartes ou de s'occuper d'inoffensives maladies animales que de ses congénères, est l'avatar d'une science sans conscience, comme déconnectée de son enjeu humaniste ; à l'instar de l'artisan parvenant vite à mettre ses scrupules de côté, et construisant une terrible machine de potence. Dans l'après-guerre traumatisée à juste raison par les dérives techno-scientistes (Shoah et bombe atomiques, spectres qui allaient hanter plusieurs décennies dans l'imaginaire mondial), Calvini synthétise en peu de mots, par l'impertinente mais ô combien pertinente moquerie ce qu'Arendt et Günther Anders développent alors. Les Lépreux, impénitents fornicateurs sont à l'image des artistes : reclus, moqués, libertins jusqu'à l'absurde, mais comme évidés de leur énergie vital par un moralisme pudibond symétriquement inepte.


Moraliste de l'immoral, caricaturiste à la verve railleuse (combien de rictus à la lecture du conte ? Beaucoup !) doublé d'un discret philosophe de bon sens, Calvini signe donc une œuvre aussi ludique que lucide, juteuse comme un fruit tout juste tombé et assurément riches en vitamines.

fan_2_mart1
8
Écrit par

Créée

le 14 mars 2021

Critique lue 328 fois

1 j'aime

fan_2_mart1

Écrit par

Critique lue 328 fois

1

D'autres avis sur Le Vicomte pourfendu

Le Vicomte pourfendu
Sedgewick
8

Critique de Le Vicomte pourfendu par Sedgewick

Le vicomte Médard de Terralbla se voit, au cours d'une bataille, fendu en deux par un obus. La première moitié de son corps, appelée l'Infortuné, continue à vivre en véritable destructeur semant la...

le 1 nov. 2010

4 j'aime

Le Vicomte pourfendu
Von-Theobald
5

Double Vicomte. Double critique.

J'ai détesté le Vicomte Pourfendu. 'tain, mec on est plus au XVIIeme, Voltaire est mort, t'sé ? Tes petits contes moraux sur la dualité de l'être, qui doit se rassembler pour s'accomplir, c'était les...

le 19 févr. 2016

3 j'aime

1

Le Vicomte pourfendu
Elouan
6

"Allons vers l'autre monde en flânant en chemin"

On insiste souvent sur la morale que ce premier livre de la trilogie Nos Ancêtres est censé illustrer. Vicomte pourfendu en deux moitiés, l’une bonne, l’autre mauvaise... Cette dernière trucide,...

le 30 sept. 2020

2 j'aime

Du même critique

Delirius - Lone Sloane, tome 3
fan_2_mart1
6

Critique de Delirius - Lone Sloane, tome 3 par fan_2_mart1

Escapade sur la planète Delirius, planète de casinos et de bordels, de secte religieuse purgatrice et de palais impériaux en décrépitudes. Pour une fois, l'histoire est à peu près soignée et...

le 24 sept. 2016

2 j'aime

La Demeure de la Chair
fan_2_mart1
4

Putréfaction du palais immédiat

Très honnêtement, je peine parfois un peu, à titre personnel, à comprendre la fascination d'un certain public pour l'horreur crue : incestueuse, morbide, scatophile... Tout y passe, souvent malaxée,...

le 30 juil. 2021

1 j'aime