Les Beaux Quartiers est le deuxième tome du cycle dit “du Monde réel”. Peut-être davantage qu’Aurélien ou Les Voyageurs de l’impériale, Les Beaux Quartiers est un roman choral, dont la construction fragmentée peut évoquer l’unanimisme d’un contemporain, Jules Romains (mais avec des perspectives politiques ultimes très différentes).


Les Beaux Quartiers se déroulent dans deux cadres différents : Sérianne-le-Vieux, dans un premier temps, sous-préfecture imaginaire de Provence, et Paris, dans la seconde moitié du roman ; ces deux parties sont rapprochées par une même méthode, celui de la multiplication des points de vue et des vignettes. Si l’on finit par saisir que les deux personnages centraux sont Edmond et Armand Barbentane, deux fils d’un médecin ayant construit sa carrière politique par le radicalisme, Aragon balade à volonté son objectif romanesque sur d’autres situations que celles de ses personnages. Cette technique connaît des hauts et des bas. Dans la première partie (à Sérianne) en particulier, cet effort lui permet de saisir la vie d’une ville moyenne. Dans ce genre à part entière que constitue en France et ailleurs la dissection des ambiances provinciales, Les Beaux Quartiers m’a paru constituer un exemple particulièrement réjouissant : sans amertume (ce qui a terni ma lecture du Sang noir, par exemple), Aragon met au jour un petit monde cruel, souvent inhumain et burlesque dans son inhumanité. À Paris, cette mélodie est reprise mezzo voce autour du personnage d’Edmond Barbentane, bien connu des lecteurs d’Aurélien, lecteur de Bel-Ami qui finit par connaître à peu près son destin, grâce à un savant mélange d’égoïsme et de charme superficiel. Par moments, pourtant, certains personnages paraissent superflus ; certains échanges, comme ceux des grands industriels sur leur objectif de cartellisation de l’économie (on lit avec amusement le dictum de l’un d’entre eux selon lequel il est temps de mettre fin à * a libre concurrence, ce stimulant ancien des affaires* !), sont trop éthérés pour vraiment convaincre.


Ce thème de comédie recouvre en permanence un second thème dont les affleurements, plus rares, sont calculés pour produire la plus grande force : ceux de la dure réalité sociale de la domination. L’agitation de la bourgeoisie marchande de Sérianne, dans un premier temps, puis le spectacle des peines et luttes de la bourgeoisie industrielle de Paris et du sommet de l’État, servent de contre-point aux souffrances du monde du travail. Aragon expose cette vision esthétique de manière très didactique dans le portrait de Paris qui ouvre la seconde moitié du roman, juxtaposant les nuits de plaisir de Montmartre au “Paris, chair vannée, maisons, hommes sans toits, bicoques, fortifications, zone, Paris, Paris qui se poursuit au-delà de lui-même dans la suie et le bric-à-brac, dans le désordre pauvre des faubourgs, des chantiers, des usines […]”. Le personnage d’Armand Barbentane, plus sensible à cette injustice, et qui achève le roman par son éveil authentique à la question sociale, sert de “poisson pilote” à cette problématique. Néanmoins, l’intérêt d’Aragon pour la justice ne s’arrête pas au monde du travail, et il m’a semblé que Les Beaux Quartiers pourrait aussi justement revendiquer un titre de roman féministe. Tout au long du roman, la cruauté non seulement individuelle mais sociale qui s’exerce envers les femmes et les pousse à la mort (elles sont trois à se suicider) est mise en scène avec une empathie particulière.


Cet engagement ne conduit pas pour autant Aragon à se départir de son art de romancier, et se combine au contraire avec les portraits de l’intime, qui constituent la troisième voix du roman. Ce lien entre politique et intimité est fait de manière explicite s’agissant d’Armand Barbentane : ce personnage engagé ne l’est pas devenu grâce à une longue lecture du Capital. Au contraire, son premier élan, guidé par la volonté de conquérir l’affection maternelle et de se rebeller contre son père radical et athée, s’est tourné vers la religion ; le socialisme apparaissant au fond comme un dérivatif sentimental du même “goût de l’absolu” (Aurélien). Les lecteurs rétifs à toute caporalisation de la littérature par les idées peuvent donc ouvrir sans trop de crainte les Beaux Quartiers, livre pourtant fini à bord du Félix Dzerjinski, nous apprend la dernière page : L. Aragon n’abandonne pas sa lucidité extra-personnelle de romancier au profit d’un écrit de propagande, mais lie au contraire ses desseins politiques à son art.


Ces ambitions sont littérairement traduites dans un style assez déroutant, qui fait un usage prodigue de la narration indirecte libre, omniprésente et alliée à une langue plus relâchée (“Sa péroraison fut magnifique, le navire, l’horizon, les nuages et la lumière.” ; “Le Dr Respellière, ma chère, avait des yeux ! Il y a tout de même de braves gens”) ; cela est parfois très réussi, mais dérive à l’occasion jusqu’au kitch ou au mauvais goût (“puis la roue prend la tête, la gueule par le travers, et cela fait crac, et floc, là où se peignait le sourire, la boîte gicle de sang, la cervelle coule ou encore un “Les gens. unique, anticipation amusante de l’usage fréquent de cette interjection dans le français contemporain). Puis, à d’autres moments, quittant ces oripeaux plus humbles, Aragon manie au contraire une langue d’une extraordinaire virtuosité et précision (“Il mettait le plaisir de cette débauche secrète à ne jamais se répéter, à être pour chaque femme un autre homme, avec une vie pour elle inventée, où elle entrait comme dans un piège, où elle s’installait sans méfiance, sans savoir que les murs étaient des nuages, et les meubles des ombres, et la patère où elle pendait son manteau une déraison sentimentale”).


Au total, Les Beaux Quartiers est un roman d’une richesse incontestée, même si il se perd parfois dans son foisonnement, dans ses grands schémas comme sur les détails stylistiques.

Venantius
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le 5 janv. 2018

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