[Fiche de lecture] L'engagement politique d'Aragon à travers la figure des frères Barbentane


Éléments sur l'auteur



Poète, romancier et journaliste, Louis Aragon est sans nul doute l'un des écrivains français les plus importants de sa génération. Il participe activement, aux cotés d'André Breton, avec qui il est ami depuis 1916, aux mouvements surréaliste et dadaïste en France. Aragon est également un auteur engagé et soutient le Parti communiste français de 1930 jusqu'à sa mort en 1982.
Après une brillante scolarité, il entame des études de médecine. Incorporé en 1917, il part pour le front où il rencontre André Breton. La guerre finie, il se consacre à l'écriture et publie Feu de joie, Mouvement perpétuel, ou encore Anicet ou le panorama. Il participe à la création du mouvement artistique Dada, puis à la naissance du surréalisme qu'il théorise dans Une vague de rêve. Sa notoriété ne cesse de s'accroître notamment avec Le Paysan de Paris. Inscrit au Parti communiste dès 1927, Aragon s'engage dans la lutte politique et rompt définitivement avec Breton et les surréalistes. Journaliste à L'Humanité, il entame une nouvelle carrière de romancier avec le cycle romanesque Le Monde réel (Les Voyageurs de l'Impériale, Aurélien ou encore Les Communistes). Pendant la Seconde Guerre mondiale, Aragon devient l'un des poètes de la Résistance, célébrant l'amour absolu et l'action politique. Après la guerre, il fonde le Comité national des écrivains avec Jean Paulhan. Combats politiques et publications (Le Fou d'Elsa ) rythment la fin de sa vie. Se clamant "réaliste socialiste", il prône l'avènement du communisme. Les dénonciations des atrocités commises sous le régime stalinien et la mort de sa compagne le désarçonnent mais n'altèrent en rien son credo : assimiler l'écriture à une quête de soi.



Les Beaux Quartiers et les frères Barbentane



Deuxième volet de la tétralogie du Monde Réel, *Les Beaux Quartiers* (1936) fait suite à *Les Cloches de Bâle* (1934). Insatisfait par le résultat de ce dernier ouvrage, et voulant réduire la place de l'univers parisien au profit d'un «paysage des provinces» (p.10), Aragon met en branle l'écriture des *Beaux Quartiers*. **Il s'agissait pour lui de «manifester l'unité des affaires françaises», qu'elle aient lieu à la campagne ou dans la capitale**. Ainsi le récit, qui se découpe en trois parties, nous plonge en 1913, d'abord au cœur de Sérianne, ville de province imaginaire, située probablement dans le sud de la France, puis nous emmène à Paris, changeant radicalement le cadre de l'intrigue, sans pour autant en rompre la continuité. **Généreux en détails pointilleux, brossant le portrait d'une France en prise avec les luttes sociales de l'époque, Aragon nous raconte de manière entremêlée les différentes existence des nombreux protagonistes secondaires participant à l'histoire, qu'ils soient bourgeois ou simples ouvriers**.

Deux personnages, que l'on retrouvera tout au long du récit, se dégagent néanmoins de la masse : les frères Barbentane. Edmond et Armand sont les fils de Philippe Barbentane, maire et docteur de la ville de Sérianne, et d'Esther, sa femme, empreinte de dévotion frôlant l'hystérie. Si ces deux personnages constituent le fil rouge de l'intrigue ce n'est qu'à partir du chapitre IX qu'Aragon prend le temps de développer le personnage d'Armand. Et si l'un reste à Sérianne et participe aux événements touchant aux élections, et que l'autre part pour la capitale dans le but de faire ses études de médecine, les deux destins sont amenés à s’entremêler.
En comparant la vie d'Aragon et celle des frères Barbentane, on retrouve des éléments similaires. Mais plus qu'un témoignage autobiographique sur la vie d'Aragon, les frères permettent également à l'auteur de décrire l'ambivalence des réalités qui ont cours à cette époque, que ce soit à la campagne ou dans la capitale. Les oppositions et contradictions d'une France tiraillée par la montée du socialisme et l'imminence de la guerre , provoquant une rupture entre deux générations.



I. les frères Barbentane, personnages auto-biographiques.



Si Aragon n'a jamais écrit d'autobiographie en raison de turpitudes qu'il voulait cacher, il n'en demeure pas moins que nombre d'indices sur sa vie sont disséminés tout au long de ses œuvres.
Il en fait état dans la préface de l'ouvrage, où il revient sur son enfance passée à la campagne, réutilisant ses souvenirs jalonnant son existence pour créer ses personnages, comme par exemple le marchand de couronnes mortuaires/chapelier ou Carlotta.
Dans Les Beaux quartiers, les deux frères Barbentane partagent également un certain nombre de traits communs avec Aragon. S'inspirant d'éléments de sa propre vie, l'écrivain va s'en servir pour venir étayer la réalité d'Armand et Edmond. En témoigne ces mots écrits par l'auteur, toujours dans la préface :



je n'avais jamais pensé avant cette minute que les deux frères du
livre, Armand et Edmond, n'étaient qu'un seul et même personnage
dédoublé, pour les commodités du roman, c'était moi, celui qui peut
plaire et celui qui ne plait pas, moi récrit au mal séparé de moi
récrit au bien... (p.14).



Il utilise ainsi le procédé du "mentir-vrai", où l'imaginaire et les souvenirs d'enfance s'entremêlent, brouillant la frontière qui sépare les deux.



A. Armand, l'acteur de Serianne



L'histoire personnelle d'Aragon recoupe par bien des égards celle d'Armand.
Aragon est le fils naturel mais illégitime de Louis Andrieux, préfet de police et député de la IIIème République. La mère d'Aragon fera passer celui-ci pour le fils adoptif de sa mère et Andrieux pour son parrain. Le secret de sa naissance lui sera révélé à la demande de son père au moment où il part au front en 1918.
Face à l'impossibilité pour celui-ci de quitter sa famille et au déshonneur de sa mère, Louis Aragon fait face au même sentiment de rejet qui anime Armand tout au long de l'ouvrage.



Même ces origines méridionales, où la politique est bas-alpine, les
épisodes électoraux liés aux campagnes que j'ai suivi, enfant, à cause
d'un père que j'avais plus ou moins (p.12).



Après avoir appris sa parenté, Aragon est contraint de feindre face aux autres et il le fera jusqu'à la fin de sa vie. Dans de nombreux témoignages, il parlera de sa mère biologique comme de sa sœur. De la même manière Aragon devait cacher sa bisexualité aux yeux de tous et surtout au Parti communiste, puritain à l'époque et qui glorifiait l'image du couple, et le groupe des surréalistes, peu tolérant en la matière. Il ne l'affichera ouvertement qu'à partir des années 1970, après la mort de sa femme.
Si Aragon affirme qu'il n'a jamais «voulu être ni prêtre ni acteur» (p.15), et qu'Armand, contrairement à l'auteur, s'est formé dans le cadre provincial, on retrouve dans le personnage les sentiments de profond rejet qui ont pu hanter l'auteur.
En effet, d'abord rejeté par son père qui lui préfère son frère aîné, éloigné de celui-ci à cause de l'écart d'age qui les sépare, Armand est accaparé par sa mère. Celle-ci en conflit avec son mari, transmet à Armand son gout pour la dévotion et le pousse très jeune à devenir prêtre, ce qui éloigne encore plus le jeune garçon de son père, présenté comme un bourgeois athée, manipulateur qui interdit la religion à la maison (Armand est obligé de se cacher pour prier).
Très rapidement, et par amour de sa mère, Armand devient vite un petit crapaud de bénitier, dont le puritanisme forcené lui vaut d'être la risée de ses camarades de classe.
Privé de figure paternelle, et poussé par sa mère, il se réfugie auprès de l'abbé Petijeannin, avant d'abandonner la religion.
À la recherche d'un soutien, Armand croit trouver en Avril, sinon un père spirituel pour remplacer le père Petitjeannin, du moins un ami à qui se confier. Celui-ci est simple, sans grande instruction, mais il fait rêver le jeune adolescent en racontant à longueur de journées des récits de voyages et d'aventuriers devenus milliardaires au Mexique. Alors en pleine quête identitaire, Armand se prend au jeu et commence à rêver d'aventure. Voyageant par procuration, il aspire à s'évader du quotidien.



«Il y avait tout de même entre eux l'appel de ce quelque chose qui ne
fût plus la médiocrité de tous les jours» (p.116)



Mais un jour, Armand trouve la forge fermée. Le maréchal-ferrant était reparti dans son paradis tropical, emmenant avec lui les rêves émancipateurs d'Armand.
Après avoir rejeté les voies de la prêtrise au profit de celles de la scène, Armand doit désormais feindre de vouloir devenir prêtre pour ne pas bouleverser sa mère. Se prenant au jeu d'acteur, il prend sa vie comme une scène et prétend être un personnage différent chaque jour. Des prémisses pour son goût du jeu de scène se manifestent déjà dans sa vision du prêtre, puisque ce qui lui plaisait était de pouvoir se mettre en scène. Tout comme Aragon, le jeune Armand doit jouer le rôle qu'on attend de lui, feignant d'adhérer aux mœurs de l'époque, cachant sa véritable nature.
Armand sera ensuite rejeté par son propre frère lorsqu'il lui rendra visite à Paris. Edmond le considérant comme un "plouc", au même titre que son père, essaye de se débarrasse (sans succès) de l'image rurale qui lui colle à la peau et qui se manifeste à travers sa famille. Edmond finira d'ailleurs par chasser Armand de sa chambre comme un malpropre en l'envoyant chercher l'argent envoyé par son père.



B. Edmond, le dandy parisien



Aragon est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. Il connait la vie parisienne d'après-guerre. Fréquentant le Paris dandy, il entretiendra plusieurs relations avec la gente féminine de la capitale, et notamment avec la fille d'un célèbre armateur américain, Nancy Cunard.
Edmond, de son coté, deviendra l'amant de Carlotta, jeune catin entretenue par l'industriel Joseph Quesnel. Le couple fictif fréquente tous les endroits parisiens à la mode et les cercles de jeu. Edmond découvre les courses à Longchamp, à l'époque divertissement favori de l'élite, les restaurants chics (La Cascade), où il rencontrera Carlotta Beneduce.
Si Aragon évoque une fleuriste qu'il a rencontrée à Paris comme source d'inspiration pour le personnage de Carlotta (p.17), il s'avère que cette dernière partage davantage de points communs, pour sa personnalité sulfureuse tout du moins, avec Nancy Cunard. Voyageant beaucoup (Royaume-Unis, France, Etats-Unis) Nancy Cunard cultiva son image de femme farouche, rejettant ses valeurs familiales et luttant contre le racisme et le fascisme. Grande collectionneuse d'Art africain, elle fut la muse de nombreux écrivains et artistes des années 1920 et 1930. Carlotta, pour sa part, est présentée comme une «bête aux cheveux d'or» (p.360), empreinte d'un «charme animal» (p357). Aragon utilise dans le chapitre où l'on rencontre pour la première fois Carlotta, le champ lexical du voyage (un accent italien, une sauvagerie rappelant la Corse) et de l'exotisme («les yeux de Carlotta battirent comme des oiseaux sur une plage», p.363).



II. La désillusion de la nouvelle génération.



Face aux nouveaux enjeux de ce début de siècle, et notamment la montée du socialisme en France, la bourgeoisie traditionaliste et vieillissante s'essouffle et ne parvient pas à faire face. Armand et Edmond symbolisent la nouvelle génération en rupture avec les anciens dogmes bourgeois. Pleins de projets et de présupposés éculés, ils vont découvrir une facette du monde qu'ils ne soupçonnaient pas.



A. Une émancipation ratée, entre élections et provocations.



Enchaînant les déceptions amoureuses et amicales, les jeunes filles de bonne famille le percevant comme un curé en puissance, et conséquence de l'absence de modèle auquel se conformer, Armand se réfugie assez tôt dans une affirmation de soi quasi-mégalomane. Il nourrit une image future de lui-même quasi-divine, celle d'un «saint» (p.121) doté de pouvoirs thaumaturgiques. Mais le cadet finit par s'écarter progressivement de sa vocation ecclésiastique - on en voit déjà les prémices lors de vacances passées avec son père où il oublie de prier- et lui préfère le métier d'acteur, se voyant déjà auréolé de gloire. Mais que ce soit la voie de la prêtrise ou celle de la scène, ces modes de vie ne lui conviennent pas, et il reste attaché à un confort matériel bourgeois. Par le biais de son ami Pierre, et poussé par l'abbé Petitjeannin, Armand entre au sein de Pro Patria, un groupuscule de jeunes patriotes, anti-républicains baignant dans la virilité et la violence . Mais Armand  ne s'épanouit pas au milieu de ce groupe, si éloigné de sa mentalité de rêveur et de poète. Lorsqu'il assiste aux luttes sociales entre ouvriers et patrons, il naît en lui un sentiment d'injustice profonde face aux différences entre classes sociales.
Armand parachève la révolte envers son éducation à l'occasion des élections municipales et achète à Aix des quotidiens socialistes ou syndicalistes, journaux interdits de vente à Sérianne par son père. Convaincu que le socialisme est l'avenir du monde, il rencontre le candidat socialiste opposé à son père. Maurice Vinet, allant jusqu'à lui demander si son père est un «salaud». Ce dernier tente de le rassurer tout en le confortant dans son idée, l'orientant davantage vers le socialisme.
Le cadet Barbentane s'oppose non seulement à son père mais également à sa mère lorsqu'il lui annonce, au détour d'une discussion sur son avenir, sa volonté d'être acteur de théâtre et de ne jamais être prêtre. Prise d'une crise d'hystérie, celle-ci s'effondre montrant un spectacle désolant de dévotion possédée. Le théâtre étant considéré comme un art perverti, les acteurs de théâtre jouissaient d'une image de libertins à la moralité douteuse, assez peu en accords avec le puritanisme religieux de cette époque.


«son imagination lui représentait nuit et jour les débauches des
coulisses, les orgies où son fils allait se mêler» (p.325)



Armand doit donc affronter la haine et la rancœur de sa mère qui en vient même à appeler au secours son mari pour remettre le petit dernier dans le droit chemin. Le Docteur Barbentane, agréablement surpris que son fils se soit écarté de la prêtrise, trouve un compromis : il dispense Armand du séminaire mais l'oblige à poursuivre ses études, considérant le métier d'acteur comme peu crédible. Armand accepte la proposition, mais cette entente ne durera pas. Après avoir été finalement renvoyé du lycée à cause d'une bagarre, Armand rentre chez lui pour annoncer son renvoi, l'air goguenard, un journal socialiste sous le bras, signe d'une ultime provocation envers le pater familias. La gifle qu'infligera ce dernier à Armand provoquera sa fuite de la maison familiale, avec quelques sous en poche et sans nulle part où aller.
Trouvant refuge chez son frère (à la grande déconvenue de celui-ci) il refusera de rentrer jusqu'au moment où les deux frères en viennent aux mains. Finalement, symbolisant le retour sous la tutelle de son père, Armand sera contraint d'accepté l'argent que celui-ci lui envoie à l'hôtel d'Edmond après que celui-ci l'ait chassé de chez lui. Il refusera cependant de rentrer à Sérianne, préférant souffrir de la faim et sans toit sous lequel s'habiter.
À noter également une désillusion tout aussi grande quant à l'idée qu'Armand se faisait du modèle amoureux incarné, dans son esprit, par Pierre et Angélique. Si les références aux œuvres shakespeariennes sont nombreuses, l'idylle des amants de Sérianne ne rejoint pas celle des amants de Vérone. Si ces derniers unissent leur amour dans la mort, Pierre, porté par la mentalité bourgeoise de la fierté préfère délaisser une Angélique traquée par tout le village afin de sauvegarder son honneur. Lorsqu'elle le surprendra avec une autre qu'elle, elle finira par mourir seule. Armand, qui voyait en le couple un exemple de romantisme s'aperçoit finalement de la réelle personnalité de Pierre, petit bourgeois par excellence, pour qui garder la face est plus important que l'amour d'Angélique.
À travers la partie Sérianne, Aragon nous donne à voir la lente agonie des valeurs bourgeoises à travers un Armand qui se cherche et rejette progressivement son éducation. Un sentiment de distance entre lui et les protagonistes l'entourant se fait jour, et s'il essaye de concilier ses aspirations artistiques à la mentalité bourgeoise, c'est peine perdue. Armand incarne donc ici l'image d'une adolescence laissée à la dérive. Tuant le père, fuyant le cocon familial, Armand essaye de se prendre en main et de gagner son indépendance en quittant sa ville d'origine et en allant chercher un travail à Paris. Il suit les trace de son frère aîné et fait les premiers pas de son voyage «initiatique» vers son eldorado mais sera vite déçu du voyage.



B. Les déconvenues de la vie parisienne pour les frères.



Edmond est envoyé à Paris par son père faire ses études de médecin. Enivré par le spleen de Paris, l'aîné s'éloigne peu à peu de la vocation carriériste vers laquelle il est poussé.
S'il est décrit dans la première partie du livre comme un garçon distant et sûr de lui, Edmond apparaît à présent comme un adolescent fragile, qui cache derrière une façade assurée un vide existentiel qui l'éloigne chaque jour davantage de sa faculté de médecine. Pensant s'être à tout jamais débarrassé de son passé campagnard, Edmond se voit hanté par ses liens avec Sérianne. En effet le docteur Barbentane vient ponctuellement lui rendre visite et, si Edmond fait tout pour l'éviter afin d'échapper à la honte d'apparaître aux côtés de quelqu'un qui trahit ses racines rurales, c'est sans succès.

Lorsque celui-ci invite Edmond à revenir à Sérianne une fois ses études terminées afin de se présenter comme futur candidat aux élections et ainsi prendre la relève de son père, Edmond refuse de quitter Paris, et annonce au docteur Barbentane son intention d'y exercer au sein des hôpitaux municipaux (p.304). Au lieu de cela, Edmond s'engouffre de plus en plus dans ce monde de superficialités, dépensant ses économies dans de coûteux apparats (cigarettes, parfums, smokings) et dans les jeux d'argent (courses, tripots). Par l'intermédiaire de son ami Jacques, puis de la femme de l'un de ses enseignants, le professeur Beurdeley, il parvient même à pénétrer dans le Paris mondain des gens de pouvoir, sans pour autant réussir à se faire remarquer.
Ses relations amoureuses le feront non seulement tomber dans l'enfer des jeux d'argent (le Passage-Club) par l'intermédiaire de Carlotta, mais le conduisent à faire de mauvaises rencontres. En effet la relation entretenue avec Mme Beurdeley s'avère être un véritable poids dans la vie d'Edmond. Après le meurtre de celle-ci par un inconnu, retrouvée coupée en morceaux dans le Canal Saint-Martin et dépossédée de ses bijoux, Edmond croise M. Alexandre, un des clients du "Passage-Club" et receleur d'objets illégitimement acquis. Il le surprend un soir, achetant à un inconnu des bijoux qu'il reconnaît comme étant ceux de Mme Beurdeley. Il commence alors à faire chanter le receleur, le menaçant de tout dire à la police, et lui extorque régulièrement des sommes qu'il perd aussitôt dans les tripots. Malheureusement pour lui, M. Alexandre a parmi ses relations l'inspecteur Colombin, un flic véreux, pervers et magouilleur sans foi ni loi. Celui-ci après avoir réuni des preuves indéniables de la liaison entre Edmond et Mme Beurdeley, retourne la situation et fait chanter à son tour l’aîné Barbentane. Si celui-ci refuse de rendre l'argent à M. Alexandre, l'inspecteur corrompu fera arrêter Edmond comme assassin présumé de Mme Beurdeley. Edmond se résigne et accepte le marché de Colombin, bien qu'il ne sache pas vraiment où trouver l'argent demandé. Colombin ne s'arrête pas là puisqu'il va trouver Carlotta pour lui soutirer des faveurs sexuelles contre son silence. Les amants désemparés ne savent pas vers qui se tourner. Cette impasse se résoudra par la mort impromptue de l' inspecteur Colombin, qui se fera tué par l'un des croupier du Passage-Club.
Aragon nous dépeint ici l'envers du décor : un Paris loin de l'image fastueuse qu'on lui prête, baignant dans le luxe indécent, la violence et l'élitisme.
Edmond, qui voulait se faire une place dans ce petit monde fermé, semble tomber de Charybde en Scylla : d'abord addict aux jeux d'argent, puis menacé d'inculpation pour le meurtre sanglant de sa maîtresse, et enfin la boucherie opérée par le croupier, on est là bien loin des soucis de Sérianne.
Heureusement la situation d'Edmond s'améliore après que Carlotta ait avoué sa liaison à Joseph Quesnel. Si Edmond redoute sa réaction, il n'y a pas lieu de s'inquiéter puisque l'industriel se révèle être un vieillard amoureux, conscient de la naïveté de son amour, et qui ne peut mieux l'exprimer qu'en laissant Carlotta vivre le sien avec Edmond. En gage de bonne volonté, il propose même à Edmond ce dont il rêve : une situation. Joseph Quesnel va en effet trouver à Edmond un poste dans ses affaires.
Ainsi se termine le "voyage initiatique" du jeune garçon, qui après maintes épreuves, finit par trouver à la fois l'amour et une situation stable.
Il n'en va pas de même pour Armand, que l'on retrouve sans le sou, errant dans la capitale, dormant sur les bancs publics. Il découvre un Paris totalement différent de celui que connait Edmond. Loin de l'image dorée qu'on lui prête c'est une ville froide et sombre, où des individus comme Armand n'ont pas leur place. Jouant de malchance il se voit même dépouillé par une prostituée. En passant par la Butte Montmartre cependant, haut lieu du prolétariat parisien d'alors, il assiste à une célébration de la Commune par le Parti Socialiste, mené par un Jean Jaurès alors au sommet de sa gloire. Entouré par des vieux Communards, Armand découvre ce pan de l'histoire jusque là ignoré qui répond si intensément à ses propres tendances politiques. Il renoue avec les sentiments de révoltes enfouis depuis son départ de Sérianne.
Après avoir été chassé de chez son frère, on retrouve à la fin du livre (chapitre XXII) un Armand chétif et affamé. L'ancien curé, fils de bonne famille n'est plus que l'ombre de lui-même. Adrien, croisé par hasard, éberlué de voir son ancien camarade de Pro Patria dans ce piteux état, le pistonne pour un travail d'ouvrier, dans une usine de Levallois. Armand s'y présente avec joie, et touche une avance confortable qui lui permet de se prendre une chambre d'hôtel. Rapidement la situation se complique lorsque la grève éclate à l'usine. Il est alors tiraillé entre la Maison des Syndicats, qui entre rapidement en conflit avec la direction, et la direction de l'usine elle-même, à qui il doit sa situation présente. Armand décide alors d'entrer à la Maison du Syndicat, rejoignant les ouvriers dans leur lutte contre l'injustice.


**Deux Paris se dévoilent au lecteur à travers le récit des deux frères** : 

D'un coté (celui d'Edmond) le monde de la haute bourgeoisie, cercle fermé faisant fi de la morale chrétienne, et où se côtoient magouilles, flics véreux, jeux d'argents et catins.
De l'autre (celui d'Armand) un Paris pauvre, où se font entendre les revendications sociales d'ouvriers exploités qui n'ont aucune chance de bénéficier de l'ascenseur social.
Le contraste est ici saisissant, entre les pauvres exploités, dans la rue, revendiquant leurs droits dans la rue, et de l'autre les riches dépensant l'argent gagné grâce à cette exploitation dans des futilités telle que les courses.
Chacun des deux frères illustre de son coté les vicissitudes parisiennes aux deux niveaux de l'échelle. Aucun ne s'en sortira indemne, puisque Armand finira par rejoindre le prolétariat, tandis qu'Edmond se verra dépouillé.



Conclusion



"Les Beaux Quartiers" est avant tout un tableau haut en couleurs et fourmillant de détails de ce que pouvait être l'existence de la bourgeoisie de l'époque, avec ce qu'elle comporte de contradictions et de superficialité. Fort de valeurs imprégnées d'honneur et de chrétienté, les habitants de Sérianne n'hésitent cependant pas à fréquenter assidûment le Panier fleuri et à coucher dans tous les sens. Ils manifestent cependant un haut sens de l'honneur lorsque ce sont eux qui sont trompés. Les frères Barbentane illustrent parfaitement le propos. Ils représentent cette volonté de se défaire de cette éducation larvée. Edmond rejette son "plouc" de père, Armand renie sa dévote de mère. 
Armand victime d'une éducation stricte finit par briser ses chaines et rejette la voie qu'on lui avait tracée, mais finit par s'exiler dans une ville qui ne correspondait pas ses attentes bourgeoises, mais conforte ses idées socialistes naissantes.

Farouchement opposé à ses géniteurs, il est près à mourir de faim pour ne pas retourner sous leur égide. La rudesse de la vie le rattrape cependant et il se voit obligé de travailler en usine. Cette expérience lui fera prendre conscience des jeux de pouvoirs qui ont cours, de l'interdépendance entre les différentes classes sociales. Il finit alors par s'émanciper de la vision bourgeoise monolithique dont il avait hérité, et gagne à la toute fin une liberté de pensée. Si son voyage initiatique ne l'a pas mené là où il pensait aller, Armand a cependant bénéficié d'un enseignement empirique concernant la lutte des classes. On peut dire ici qu'Aragon a fait grandir le jeune homme. S'il devait au début cacher ses opinions et porter le masque du bourgeois croyant, il finit par affirmer ses propres valeurs, en contradictions avec son milieu, et d'en supporter les conséquences.
De son coté Edmond, voulant au contraire se conformer à un modèle bourgeois plus haut que celui auquel il avait accès à Sérianne, se brûle les ailes à Paris et finit endetté. Tourmenté par ses démons dont il ne peut se défaire, il sombre dans l'illégalité et l'immoralité.
Dans les deux cas, aucun des frères ne parviendra à accomplir son objectif premier. Loin de peindre un tableau défaitiste pour autant, Aragon nous montre les limites qu'a atteint la mentalité bourgeoise de l'époque. À travers les frères Barbentane il nous montre qu'à force de conventions, d'éducation rigoureuse aux principes rigides, la bourgeoisie déshumanise les hommes, générant les déviances en corruption. C'est l'histoire d'une bourgeoisie à bout de souffle, qui veut maintenir ses dogmes traditionalistes face à un monde nouveau, qui sera marqué par la Première guerre mondiale, et là montée d'idéologies nouvelles.
On pourrait croire de prime abord que le voyage initiatique d'Armand échoue puisque celui-ci se voit obligé de travailler en usine, tandis qu'Edmond, lui, réussit à trouver l'amour et à obtenir un travail. Est-à dire pour autant qu'Aragon fait passer Edmond pour le gentil, celui à qui la vie sourit, et Armand pour le méchant, immoral, qui perd sa place parmi les bourgeois ? Rien n'est moins sur. La vision donnée par les Beaux quartiers ne saurait être interprétée de manière aussi manichéenne.
D'une part le fait de quitter le monde bourgeois pour rejoindre celui des prolétaires ne doit pas forcement être vu comme une déchéance, elle ne l'est que du point de vue bourgeois. Il faut rappeler qu'Aragon est un partisan communiste. Il favorise donc le monde prolétaire.
En fréquentant le monde de la rue Armand finit par abandonner ses rêves de saint et d'artiste, peu pertinents dans le monde bourgeois. Il prend conscience de l'exploitation des pauvres par les riches, franchit la barrière sociale et change de point de vue au profit du prolétariat.
S'il ne trouve pas le Mexique, conditionné par des impossibilités matérielles et sociales, il pourrait en venir à se dire que la quête du bonheur est vaine et qu'il ne sert à rien de la chercher. Aragon ne tombe pas dans un tel défaitisme puisqu'il place en Edmond le modèle de réussite, après maintes épreuves dont il finit par sortir vainqueur, même si le tableau est moins rose qu'il n'y parait puisque si avoir une bonne situation signifie retomber dans les vices de Paris.
Il n'en demeure pas moins que le comportement des frères n'est pas irréprochable. Edmond se présente comme un frère dur, corrompu, indifférent au malheur d'Armand. De l'aveu même de l'auteur, Edmond aurait dû être originellement l'assassin de Mme. Beurdeley (p.33). Et s'il obtient la réussite , tandis qu'Armand, le rêveur, l'idéaliste, le juste même, doit renoncer à toutes ses ambitions pour rejoindre le bas peuple, on peut également y voir l'apologie d'une injustice. Si le récit adopte le point de vue des bourgeois, de par son absence, le narrateur laisse au lecteur la liberté de ses jugements. Il donne à voir une réalité dure, sans l'embellir, sans parti pris. À chacun donc de se faire sa propre idée de ce qu'est la " bonne fin ".

FunkyBatou
7
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le 19 janv. 2020

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