Les Choses
7.4
Les Choses

livre de Georges Perec (1965)

À lire - c'est pas très long en plus et c'est bien.

Ce roman est un très bon roman. À mon sens bien entendu, je ne saurais prétendre mon jugement universel.

Un très bon roman, pour plusieures raisons, donc.

D'abord, l'intrigue, l'histoire en elle-même (et plus encore ce qu'elle raconte de plus général) est selon moi d'une très grande finesse, d'une très grande habilité presque "scénaristique". On découvre un couple, jeune, dans son quotidien devenu routinier, comme sous forme de tableaux, tous sans relief malgré tout (leur profession d'enquêteurs publicitaires - avec la longue énumération de la flopée de questions aussi diverses qu'insignifiantes qu'ils posent chaque jour au français moyen - leurs relations sociales avec leur groupe d'amis de la même médiocrité qu'eux - j'entends 'médiocrité' dans le sens du respect, de la conformité à une norme sociale établie et nullement remise en question - leurs activités enfin de loisir, virées au cinéma, le long des quais de la Seine, repas gargantuesques - bien qu'en rien gastronomiques - chez l'un et chez l'autre). Cette parenthèse était trop longue, mille pardons.

Ainsi, ce quotidien banal, insignifiant, cache en fait une volonté occulte de ce jeune couple d'accéder au luxe et à la fortune, la forme ultime de la possession selon eux, et (encore selon eux) du bonheur parfait. Il semble alors que tout ce à quoi il se livrent est une façon dissimulée de passer outre ce qu'ils n'ont pas, de n'y plus penser le temps d'une séance de cinéma, ou de se conforter dans l'idée qu'ils sont plus proches de leur conception du bonheur que tous les français moyens qu'ils interrogent pour telle ou telle enseigne publicitaire. Par ailleurs, ils sont enfermés dans une classe intermédiaire caractéristiques des sociétés riches et des booms économiques d'après-guerre. C'est ce qui fait, à mon sens, leur grande souffrance : ni trop pauvres pour ne pas l'espérer, ni trop riches pour le considérer simplement comme acquis et se prélasser dans son luxe, ils sont simplement dans l'attente latente, passive, de cet idéal de possession, absolu et paradisiaque.

Là, on aurait tôt fait d'en conclure que Perec récuse la société de consommation, le caddie et les supermarchés qui naissent dans les années soixante. Or, il le dit : "Ceux qui se sont imaginé que je condamnait la société de consommation n'ont vraiment rien compris à mon livre."
Et c'est ici la subtilité fondamentale de l'ouvrage : la société de consommation est un phénomène sociétal, inhérent non pas à l'idéal de ces quelques-uns, mais à toute une idéologie d'après-guerre. Perec, lui, se place à l'échelle particulière, de l'individu. Il livre la critique peut-être de ces personnages envieux, désireux de tout, capables de rien. En fait, s'accommoder sainement de cette société est possible aussi bien que s'en tirer sans y perdre trop de plumes. Or, tout ce qui en émane chez Jérôme et Sylvie (nos personnages principaux. Je reviendrai sur ça plus tard ...), c'est le dessein morbide d'avoir plus, même pas d'être plus ; ils ne recherchent pas le statut social de hauts bourgeois, seulement la possession qu'il induit. Avoir plus donc, avec un côté un peu Perrette (et son pot au lait), plus que de grenouilles en extase devant le bœuf. Cependant, ce qu'il y a de paradoxal, c'est l'incapacité totale qu'ils ont de ne serait-ce que s'approcher un tant soit peu de cet état de bonheur : lorsqu'ils ont les moyens financiers pour acheter des choses convoitées, pour rénover une partie de leur appartement, ils ne font rien, inaptes à changer, si ce changement n'est pas radicalement celui qui fera d'eux des riches, possesseurs de tout.

Lorsqu'ils partent vivre en Tunisie, à Sfax (je ne déploie pas un résumé, Perec s'y prend mieux que moi pour raconter tout ça), ils emportent quelques-unes de ces choses acquises, précieuses, qu'ils admirent pour l'idéal qu'elles suggèrent et pas pour leur valeur intrinsèque. Lorsqu'ils s'installent dans leur nouvel appartement, grand, spacieux, volumineux, haut, ayant tous les qualificatifs de la démesure, mais aucun de ceux de la vie, ils entreposent leurs babioles, mais elles n'ont plus la même saveur dirais-je, le même relief qu'à Paris, dans leur minuscule appartement encombré. Et pour cause, ici, elles sont désuètes, perdues, en décalage total avec le cadre sfaxien. Là-bas, en métropole, elles étaient la mise en évidence même de leur incapacité, de leur médiocrité, traduite simultanément dans l'insipidité de ces choses et la presque insalubrité de leur appartement, où ils étouffaient. À Sfax, ils ont une sensation similaire : celle d'une non-existence, du contraire de la vie, de la vitalité, dans cette ville endormie, endolorie, engourdie. Rien n'y bouge, n'y change. Un décor figé dans lequel ils évoluent, avec une routine plus violente encore pour eux que celle de Paris. Et c'est là, à mon sens, le point d'orgue de toute leur médiocrité fondamentale. L'absolu d'un endormissement suggéré par leur statut. Ils ne rêvent plus, comme Perec le décrivait peu avant leur départ pour l'Afrique.

Ensuite, outre le message sous-jacent à l'œuvre, il y a bien sûr la façon, la manière de dire l'histoire. De raconter cela, la saccade régulière et insuffisante des jours, les exaltations songeuses des nuits.
Et là, il faut dire que l'on est surpris d'entrée de jeu par ce roman : Perec commence par une immense description (d'un chapitre) au conditionnel. Déroutant à première vue. Pour ma part, j'ai compris le (ou l'un des) sens de cette description à la moitié du roman (à peu près). Conditionnel, donc condition. Donc il faut pour tout cet étalage de pièces, de meubles, de choses, de babioles, quelque chose d'autre. Quelle est cette condition : il devient clair que c'est la richesse, la possession ultime, dont ce décor en incipit serait l'apanage monumental et parfait. Or, Jerôme et Sylvie en sont incapables. Ce roman s'ouvre donc sur l'impossibilité à laquelle ils seront réduits pendant 157 pages.
Par ailleurs, ouvrir ce roman par une telle description (et intituler le roman Les choses) n'est pas anodin : comme le dit une autre critique que j'ai lue avant d'écrire la mienne, les véritables personnages ne sont pas le couple, mais les objets, les CHOSES. Ce sont des objets de vénération, d'idéalisation, centres d'un culte presque religieux (il y a quelque chose de mystique dans ces babioles, l'idée qu'elles dont entreposées sur un autel sacrificiel ...). Le couple, donc est secondaire (je crois qu'on apprend leurs noms vers la quarantième page, ce qui n'est pas commun), affublé d'un rôle, construit par eux-mêmes, consistant à aimer par-dessus tout l'argent et la possession qu'il suggère. Ils sont dévots, suppôts autoproclamés d'un modèle d'aboutissement dont il se font une idée de fin en soi, d'absolu idéal.
En outre, il n'y a pas que la description de l'incipit dans ce roman, pour nous rappeler ce culte de la possession ; avant le départ à Sfax, comme je le disais plus haut, l'auteur consacre peut-être 6 ou 7 pages à décrire un rêve qu'ils font, de la possession dans sa forme la plus aboutie et la moins contraignante, épris de liberté. Je ne résumerai pas cette merveille, mais si je devais en dire quelques mots, ce serait l'idée que Perec utilise des éléments tangibles, palpables, concrets, imagés, colorés, pour faire le portrait de cet éden précieux qu'ils imaginent. (Le retour à la réalité quand ils se retrouvent à Sfax est d'autant plus violent.)

Je ne raconte pas la fin du roman, il faut la lire. Mais je citerai une phrase importante de ce grand texte [Perec évoque leurs habitudes de réunions entre amis, leurs repas gargantuesques réguliers. Et c'est une métaphore qui résume l'état d'esprit des personnages] :

"D'une certaine manière, ils aimaient tout ce qui niait la cuisine et exaltait l'apparat. Ils aimaient l'abondance et la richesse apparentes; ils refusaient la lente élaboration qui transforme en mets des produits ingrats et qui implique un univers de sauteuses, de marmites, de hachoirs, de chinois, de fourneaux."

Bon. Ça fait deux phrases en fait, mais bon. C'est comme ça.

jeanporteavecmoi
8

Créée

le 17 avr. 2020

Critique lue 178 fois

Jean Porte

Écrit par

Critique lue 178 fois

D'autres avis sur Les Choses

Les Choses
JZD
10

D'obscures choses.

Les Lettres Françaises, 1965 : "Les choses" ? C'est un titre qui intrigue, qui alimente les malentendus. Plutôt qu'un livre sur les choses, au fond n'avez vous pas écrit un livre sur le bonheur ? Le...

le 26 juil. 2013

33 j'aime

3

Les Choses
Kavarma
8

Les choses toi-même !

Jérôme et Sylvie, c'est un peu comme les champignons : ça vit, mais on sait pas trop comment ça se fait. Pourtant ils sont pourvus d'un corps, comme nous, d'une tête, comme nous, de bras et de...

le 28 oct. 2019

20 j'aime

18

Les Choses
Kliban
9

Obscurs objets du désirs.

Petit livre écrit à l'intersection de quatre auteurs - sans qu'il soit intéressant de savoir lesquels ou même d'entrer en la minière de sa genèse - "Les choses" tracent le portrait cruel de...

le 24 janv. 2011

19 j'aime

11