C'est quand on connaît la vie et la réputation du marquis de Sade qu'on ne peut qu'être à la fois frappé et ému par ce roman. Le parcours de Justine, l'héroïne principale, fait étrangement écho à celui de son créateur, qui accusé de tous les vices, enchaîne emprisonnements sur emprisonnements. Puis, déclaré fou mais complètement lucide, il finit ses jours à l'asile: Sade est jugé coupable, entre autre, d'avoir fait preuve de "violence érotique", "délire du vice" et "pornographie" en écrivant Les Infortunes de la Vertu. Le XVIIIème siècle ne brille pas que pas l'émergence de son Encyclopédie et d'une nouvelle philosophie qui pointe finement les limites de la religion en remettant en cause toutes les croyances passées. Ce siècle, comme Sade essaye désespérément de nous le faire comprendre, est aussi celui d'une hypocrisie honteuse et sardonique. D'après lui, c'est aussi un "siècle corrompu" où la philosophie échouerait à tenir compte du fait que le monde repose sur un équilibre constant entre le bien et le mal.
Selon moi, Sade et son oeuvre ont été incompris. Je ne trouve plus justifié qu'il garde encore cette réputation de débauché et d'auteur scandaleux de nos jours car, soyons honnêtes, notre siècle est bien loin d'être celui de la "vertu". Bon nombres de péripéties que Sade conte dans son livre ont été mises en scène à l'écran, depuis, pour le plaisir pernicieux des uns comme pour la curiosité malsaine des autres. Le mal existe et on veut le regarder en face, soit pour en suivre la voie, soit pour le combattre dans son cœur et dans son esprit: nous avons au moins réussi à retirer le voile de l'hypocrisie sur cette "violence érotique" qui apparaît maintenant comme la marque de fabrique de la psychanalyse.
Les Infortunes de la Vertu peut donc être considérée comme une oeuvre "avant-gardiste" pour son temps. L'auteur n'épargne jamais son héroïne, Justine, jeune fille dotée de tout ce qu'il faut pour paraître physiquement et moralement parfaite aux yeux du lecteur. C'est une beauté blonde, pieuse, songeuse mais naïve et lorsqu'elle se retrouve dans le besoin presque du jour au lendemain, elle refuse de sombrer dans le vice et tente par tous les moyens de ne jamais se laisser souiller. Il en résulte qu'elle doit endurer de nombreuses humiliations et connaître les pires expériences possibles, que Sade nous conte dans les détails. Justine a d'ailleurs une soeur Juliette, qui s'étant retrouvée dans le besoin en même temps, choisit la voix du vice, de la prostitution et du meurtre. Elle réussit finalement à gagner une place dans la société en se faisant entretenir par les hommes les plus riches (qui auront, pour la plupart un destin funeste) et en se mariant au meilleur parti possible. Ce sera une vie de luxe et de plaisirs pour Juliette, de souffrance et d'humiliations pour Justine.

Quelle voie choisiriez-vous? Le plus étonnant, c'est que ce roman nous parle peu de la vicieuse Juliette, qui au final, ne fait que "s'abandonner au torrent" de son temps plutôt que d'y résister. Pendant un voyage, cette dernière rencontre une jeune fille (il s'avère que c'est Justine) conduite à l'échafaud. Elle souhaite connaître ses aventures car cette figure lui inspire une grande curiosité. C'est alors que Sade fait parler Justine pendant tout le roman. La vertu s'exprime donc et raconte ses malheurs dans un monde où les justes sont punis et les méchants honorés. Certains passages sont choquants, certes,( je ne conseillerai pas ce livre aux plus jeunes) mais cette violence est décrite avec tant de sincérité et de talent, -il y a sans doute du vécu dans ce qu'écrit Sade- qu'on ne peut jeter sur cette oeuvre un regard méprisant. Il y a une étrange fatalité dans ce que nous décrit Sade et ce sont ses convictions les plus intimes et les plus tristes qui s'expriment à travers Les Infortunes de la Vertu. En effet, la vertu, la gentillesse et la foi ne payent pas nécessairement, pire, elles peuvent conduire au naufrage puisqu'elles ne sont pas en adéquation avec les vraies mœurs d'une société qui est ici représentée comme une "roue de la fortune" où les forts ne font qu'une bouchée des faibles. C'est extrême, Sade le sait bien, mais il nous prouve qu'il vaut parfois mieux obéir à ses instincts les plus bas pour survivre et pouvoir se renouveler que d'écouter des dogmes religieux et aller à sa perte. Ironie, Sade a lui-même fini bien tristement. Il semblerait que Les Infortunes de la Vertu ait rouvert la plaie presque cicatrisée d'un destin riche en événements à la fois agréables et traumatisants. Une fois enfermé à l'asile, je doute qu'il n'ait pas médité sur cette notion de fatum et que l'idée que son roman soit en réalité une plaidoirie en l'honneur de cette vertu qu'il rejette, craint mais semble chérir en même temps ne l'ait pas effleuré. En tout cas, si tel est le cas, cette plaidoirie m'a convaincu.

Petit-Hybris
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le 7 nov. 2015

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