Lorsque j’ai dit à ma femme que l’une de mes prochaines lectures serait un livre, signalé par Diacritik (https://diacritik.com/2021/10/04/nicolas-richard-je-traduis-en-mamusant-par-instants-le-sol-penche-bizarrement/), qui traite de l’art et des difficultés de la traduction, son sang et sa mémoire n’ont fait qu’un tour : elle s’est revue quelque soixante-dix ans plus tôt, feuilletant son Gaffiot, à la recherche de la bonne formule, sur les bancs de l’Institution pour Jeunes Filles de bonnes Familles qui a cloîtré sa jeunesse. Combien de fois m’a-t-elle détaillé ses corps-à-corps avec de longs textes latins, fleurons de ses études classiques, de quoi époustoufler un mari qui ne pouvait lui opposer que des maths, physique-chimie et autres dessins industriels, le tout, bassement primaire et matérialiste …
– J’aimerais bien le lire, ton livre sur la traduction !
Je lui propose la liseuse de notre fille ou de notre petit-fils, qui, une fois synchronisées sur mon fonds de biblio se retrouveront pourvues. Ah mais non ! Madame est aussi réfractaire au numérique que d’autres, à la vaccination anti-Covid. Ce sera donc une version papier, pour Madame…
Seulement voilà, entre les discours de Caius Julius Caesar et les polars américains, il y a vraiment un Grand-Écart !...
Bon, je plaisante parce qu’elle s’est amusée, aussi, avec des textes espagnols, anglais, allemands et même italiens… une vraie encyclopédie… mais quand-même, je ne suis pas certain qu’il corresponde à son attente. Et qu’elle y retrouve ses anciens copains Cervantès, Shakespeare et autres Goethe


Nicolas Richard est né en 1963 à Bois-Colombes, c’est un traducteur et un écrivain français. Il étudie à Orléans, puis à l'École supérieure de commerce de Lyon. Il traduit de l'anglais et de l'anglais américain vers le français depuis 1990.
Il est régulièrement chargé de traductions réputées particulièrement délicates, que ce soit pour Russell Hoban, pour Thomas Pynchon ou pour Woody Allen. Il a également traduit en français les dialogues de films.
Il a écrit deux romans, un traité, un recueil de nouvelles, son ouvrage « Par instants, le sol penche bizarrement - Carnets d'un traducteur », récit et essai, parait chez Robert Laffont en septembre 2021. Il y fait l'éloge de ce métier de traducteur, où chaque texte provoque son lot d'interrogations pour la langue et la littérature.


De la plume même de l’auteur, le livre est un « catalogue des auteurs » qu’il a traduit. En trente ans, il en a traduit cent vingt et « chaque traduction a sa propre histoire, son contexte particulier, son cortège d’anecdotes. »
À titre d’exemple, voici une anecdote assez représentative de ce qui peut arriver à notre traducteur :
Un jour, il accompagne James Crumley dans une librairie à Bruxelles à l’occasion de la sortie de son livre « Un pour marquer la cadence. » Après quelques mots de présentation, un auditeur ayant lu le livre demande à l’auteur ce qu’il a contre les Belges… Devant l’incompréhension de l’auteur, l’auditeur lit la formule incriminée : « Suce c’est du belge ! » en précisant que l’expression correcte devrait être "Fume c’est du belge". Crumley explique qu’il n’a pas pu écrire ces mots, vu qu’à l’époque de la rédaction du livre, il ignorait jusqu’à l’existence de la Belgique. Tout le monde s’est donc tourné vers le traducteur… qui s’en tire en s’accusant de s’être laissé emporter dans l’action en introduisant une formule dérivée de « Fume c’est du belge » interprétation personnelle de la version anglaise de « …so we said to the world in general : suck. Suck to the good folks of Fayetteville, North Carolina… » (…on balançait au monde entier : suce c’est du Belge ! Sucez, bonnes gens de Fayetteville en Caroline du Nord…). Ainsi suck serait devenu « suce c’est du Belge ». Mais suck pourrait être l’abréviation de suck it qui signifie quelque chose comme « fait chier » ou « rien à foutre » et en fin de compte, il semblerait que ce soit Frédéric Dard, alias San-Antonio, qui aurait inauguré l’expression dans son numéro 108 de la collection avec la formule « Tiens, fume c’est du belge. » (Et dans la bouche de San-Antonio, ce ne devrait pas être une déclaration d’amour…) Ce qui aurait laissé des traces dans le cerveau du traducteur.
L’auteur apprendra ultérieurement que l’expression renvoie à l’époque de la contrebande de tabac entre la France et la Belgique, entre la fin du XIX° siècle et l’entre-deux-guerres, expression vantant les mérites d’un tabac de bonne qualité, d’origine belge, lourdement taxé à la frontière française.


Il peut arriver que notre traducteur ait un cas de conscience très existentiel… Ainsi lors de la traduction d’un texte d’Alysia Abbott, au sujet de ses « gay parent » et de sa « queer history » traduits initialement en « parent homo » et « histoire gay », mais les années passant et réflexion faite, le traducteur se tracasse et questionne Alysia car elle a écrit queer et non pas gay au sujet de l’histoire… problème… cette question le taraude… et s’en suit une discussion (ésotérique) où il est question des militants LGBT autobaptisés Queer Nation, prônant dès 1990 un « nationalisme queer » avec des slogans tels que « We’re Here, We’re Queer, Get Used to it ». En fin de compte, si Nicolas Richard avait à refaire la traduction, aujourd’hui, il opterait pour le franglais : gay deviendrait "gay" et queer deviendrait "queer" !... (Très loin des traductions classiques).


Intermède…
Le livreur Colissimo vient de déposer l’exemplaire « papier » de Madame…
Coup d’œil en coin et moue méprisante pour la couverture assez "vulgaire" :
– C’est ça le livre sur la traduction ?
Sous-entendu : N’y aurait-il pas une erreur ? Il est moche ce bouquin. PFFF !
Et au lieu de le feuilleter avidement… on le pose sur la pile.
… C’est mal barré, les mecs !


OK, l’humour n’est pas international, mais là…
« I have been poisoned by a fladdler, man... Etc. » J’ai été empoisonné par un… ? un quoi ? Fladdler
Inconnu au bataillon. Réponse de l’auteur (William Kotzwinkle) : Nous devons supposer que "to fladdle", c’est mal jouer du violon, d’une manière pénible… (mais c’est aussi « tripoter, trafiquer, magouiller… »). Alors ça va donner :
"Empoisonné par un vieux loneux, mec." Et "C’est le genre de plan auquel il faut s’attendre avec les vieux loneux, mec." Ou encore "Le son du vieux lon leur gondole l’esprit, mec." (On est loin de Samuel Johnson ou de Chateaubriand, mais au moins, c’est drôle).


Mais tout cela n’atteint pas le haut niveau métaphysique que représente le bruit d’un parapluie qui s’ouvre selon Tom Wolfe : « Cling ! » en anglais. Les parapluies français, qui n’ont pas l’accent british, font quel bruit en s’ouvrant ?
– « Floc ! » comme les gouttes d’eau ? « Cling ! » malgré tout ? « Swock ! » d’après les tests ? ou « Sploing ! » selon celui de Bécassine ?
Voilà une question fondamentale, que dis-je, primordiale, susceptible de mettre en ébullition l’élite intellectuelle du site pour lequel j’écris ces lignes (J’espère toutefois ne pas atteindre des sommets comme on l’a vu récemment avec 165 commentaires en 4 jours à une critique de livre, qui ont illuminé ces lieux d’une controverse passionnée !...).


Et, pour stimuler les conversations dans les salons de bonnes tenues n’hésitons à citer Megan Abbott : « Your ass is your ticket but that rack won’t hurt either. » Où your ticket sous-entend « ton ticket d’entrée », « ton point fort ». Quant à rack, il présente de nombreux sens : « casier », « porte-bagage », « égouttoir », « bac à légume », « râtelier ». Mais ici, c’est de l’argot, alors lorsqu’on entend she has a nice rack… on parle de poitrine. Et donc la belle tirade devient :
« Ton atout à toi c’est ton cul. Et le fait qu’il y a du monde au balcon ne peut pas nuire non plus. » De quoi mettre de l’animation autour des petits-fours.


Bon on l’aura compris, on passe en revue quelque quatre-vingts auteurs traduits, de Richard Brautigan à Barack Obama, en passant par Woody Allen et Bob Dylan… avec leurs lots de difficultés, d’anecdotes, de péripéties et de méticuleux travaux de recherches.
Moi qui ai toujours été nul en langue, j’ai une profonde admiration pour les traducteurs, ces travailleurs de l’ombre que l’on a trop souvent tendance à oublier. Pourtant lorsque le texte fait preuve d’humour et d’esprit ou plonge dans une atmosphère particulière, rien n’est moins facile que de les transposer dans une autre langue, voire dans une autre culture. Or voilà un traducteur qui parle de son job avec humour et amour. Dont le plaisir est de contribuer à faire connaître "Un Tel" à ceux qui bientôt l’aimeront… Nicolas Richard n’est pas ici pédagogue ou donneur de leçons de traduction, il s’amuse, il nous amuse, il nous enrichit. Voilà un domaine que je soupçonnais, mais pas à ce point. Nicolas nous fait découvrir toute la profondeur et l’importance de son métier plaçant quasiment le traducteur sur un pied d’égalité avec l’auteur. Chapeau !


Néanmoins, pour un non-lettré, comme moi, après avoir satisfait ma curiosité sur ce difficile et ingrat travail de traduction, je trouve rapidement son livre répétitif dont intérêt s’émousse prématurément. Je regrette sincèrement de ne pas être un fin connaisseur en gymnastique des mots pour apprécier à sa juste valeur celle du traducteur.


P.S. : D’un point de vue très terre-à-terre, j’ai repéré page 77, ce qui a toutes les apparences d’une faute de frappe, un « Bleak Book / Blake Book » dans lequel il manque un "l" à "Book" (Blook). Comme je dispose des versions numérique et papier, je constate que la même erreur figure sur les deux versions. La version numérique est donc issue informatiquement d’une même version-mère. Ce que j’ignorais. Ou alors je me fourvoie complètement et le Blook, qui abonde dans les parages, est brusquement et inexplicablement devenu localement un Book

Philou33
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le 17 nov. 2021

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