Portrait d'un grand écrivain en fumeur de crack // Découverte d'un auteur hors-norme

Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme se présente comme un récit autobiographique qu’on sait d’avance dramatique par son titre et lumineux par la référence de celui-ci : Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce.
Il faut être ambitieux quelque part pour oser appeler son bouquin en référence à celui d’un gars comme Joyce sachant qu’il va essentiellement raconter des instants sordides qui s’étirent dans des chambres d’hôtels de plus en plus pourries, assommer par de nombreux hits, des dizaines de bouteilles de vodka et où les voix sont celles des amants fadasses qui ne font jamais oublier l’amour et celles de dealeurs plutôt taiseux ; où l’odeur a l’amertume du crack cramé dans une pipe, et le plaisir, la texture âpre du foutre plein les mains devant un porno miteux.
Il en faut de l’audace à Bill Clegg pour croire que le récit de sa chute lui permet d’invoquer Joyce, symbole indélébile de la littérature.
Il en faut du courage aussi pour tout raconter de la sordide aventure qu’est la dépendance, la déchéance, l’oubli de soi au profit de la drogue, mais Bill Clegg n’en manque pas. L’agent-littéraire de haut vol qui se transforme, au fil des pages, en cet accro au crack parano autant que fébrile, a fait naître, dans cette première mort, un grand écrivain jouissant d’un talent rarement égalé.



On roule sur le lit et j’ai bientôt besoin d’une autre bouffée et de
quelques rasades de vodka. Je charge la pipe, tire de toutes mes
forces et me tourne vers Noah avant de souffler. J’essaye de
déchiffrer son visage mais je n’y vois ni colère, ni dégout, ni
douleur. Ce que je vois, ou du moins ce que je crois voir, c’est de la
compassion. En allant me servir un deuxième verre, je lui demande s’il
en a assez et il dit, Non, ça va. J’ai envie d’aller vers lui, d’être
avec lui, et pour la première fois j’en veux à Carlos d’être ici. Je
bois et je fume avant de retourner sur le lit et alors mon corps brûle
d’un désir aveugle et ravageur. Carlos et moi nous retrouvons
entièrement nus, et alors qu’il est sur moi, je me tourne vers Noah et
lui fais signe de me rejoindre. Il vient s’allonger à côté de moi.
Carlos et moi continuons à baiser et à un moment je me rends compte
que Noah me tient la main. Je le regarde et ses yeux sont mouillés de
larmes. Il me caresse la main, le bras, il dit, C’est pas grave, ne
t’en fais pas, tout va bien, ça ne fait rien, Carlos qui s’agite sur
moi, la drogue et la vodka, la honte, le plaisir, la sollicitude et
l’approbation, tout entre en collision et la pire des choses ne
m’apparaît plus si mauvaise que ça. Ce que je pouvais imaginer de plus
horrible – être en train de baiser, défoncé, sous les yeux de Noah –
se réduit à quelque chose d’humain, à une douleur qu’on peut apaiser,
un acte certes monstrueux mais que l’on peut admettre et pardonner.
Tout va bien, me rassure Noah de sa voix douce et pendant un long
moment, oui, ça va.



C’est le seul acte d’amour avec l’homme qu’il aime, celui avec qui il vit depuis 8 ans, que l’auteur nous racontera. Un acte plus que compassionnel par lequel B. Clegg laisse échapper cette horrible douleur de ne plus appartenir au monde, à ce qui provoque chez l’autre l’émotion, l’atroce vérité de n’être que ce camé – de n’en être même que le constat, comme une affiche plaqué au mur, un message sans émetteur ni destinataire.
B. Clegg n’a jamais été à sa place, un gosse traumatisé par la violence verbale de son père, ce gosse obligé de se torturer la queue et de danser « comme s’il était en feu » pour parvenir à uriner. Il devient ce gars qui s’éloigne de sa famille et fréquente des filles alors qu’il désire d’autres gars, met le nez dans le Crystal meth puis dans le shit, le tout toujours saupoudré de vodka. Il devient enfin cet homme, que les hasards de la vie finissent par contenter : un bon job, un compagnon, des amis – bien plus que ce que l’homme bancal ne peut supporter. Et comme dans toutes histoires de came, il ne suffit que d’une fois pour sombrer dans une passion obsessionnelle pour la drogue et visiter l’antre de sa folie.


Toute cette expérience B. Clegg la livre brute. Les mots noircissent les pages et se répètent, martèlent le lecteur et le l’embarquent dans les chambres d’hôtels pourries, la salle à manger de la maison familiale, "l’appart", les aéroports, encore des chambres toujours plus miteuses, et enfin l’hôpital. Les pipes, les cailloux, les hits, la vodka, un leitmotiv assourdissant de désarroi qui pourtant captive le lecteur. Puis les "mal-sapés" et la paranoïa, si justement décrite, les flics de partout et la sensation de ne plus être en sécurité nulle part. Enfin, le constat grisant dans le miroir des chiottes d’un bar, de n’être plus rien d’autre que ce camé. Et alors arrive le désir d’imploser, de se consumer dans le crack, jusqu’à la mort.


Ecrit au rythme des souvenirs qui brulent les mains, au rythme des regrets qui peut-être assaillissent l’homme qui reprend le pas sur le drogué, au rythme d’un hurlement qui résonne comme un longue plainte contre l’être au monde, Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme est un récit fidèle à son titre. L’écriture est directe, saccadée et nous transporte du présent à hier ou dans les souvenirs les plus lointains mais ne se risque jamais dans le futur. Le roman s’achève sur la découverte de l'adrénaline par Clegg, âgé alors de deux ans, et se clos sur ces mots :



Avant tout ça, il a éprouvé un calme béni, maudit, qui a commencé
lorsqu’il atteignait le pic de sa vitesse, le sommet de son désir – un
instant terminé avant même d’être un instant qu’il essaiera de recréer
en s’éraflant la peau des centaines de fois. Avant toutes ces choses
qui, devine-t-il, l’attendent, malgré elles et à cause d’elles, il
s’incline puis bondit dans le vent, vers le lointain.



Edition en format poche, Mars 2015, Babel (Acte-Sud) - Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Laure Manceau - 7, 80€ // Du même auteur: 90 jours. Récit d'une guérison, (2012), aux éditions Jacqueline Chambon - Il s'agit de la suite de ce récit autobiographique.

Octo_Pus
9
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le 2 avr. 2015

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Octo Pus

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