Je me souviens du moment où j'ai acheté ce livre, sortant tout juste d'une lecture publique dédiée à l'OULIPO et à Marcel Bénanou, hésitant entre les livres présentés sur l'étal, surtout ceux de Calvino. Calvino qui était déjà mon auteur de l'OULIPO favori, dont le Vicomte pourfendu était une des oeuvres ayant façonnées ma jeunesse et m'ayant fait réfléchir, sans que je puisse jamais trouver de réponse, aux questions du Bien, du Mal et de l'action Juste. Le titre poétique a été le déclic pour l'achat du livre, que je me suis empressée de lire dès l'instant où je me suis retrouvée dans le métro. Et c'est là que ça a commencé. Comme prise de frénésie, j'ai dévorée le livre, ne pouvant lever le regard des lignes le temps de rentrer jusque chez moi. A l'esprit, rien d'autre ne me venait que "C'est absolument génial !", à tel point que je l'exprimais passionnément à quiconque voulait bien l'entendre.
Ce livre, je l'ai lu et relu dans les mois qui suivirent une bonne dizaine de fois, et à chaque fois le même émerveillement me frappait.


Une œuvre globale des plus intime, voilà ce qu'est Si par une nuit d'hiver un voyageur pour moi. Et ce voyageur, c'est moi, le Lecteur, le personnage, le livre, l'auteur, le récit, l'incipit... Le livre, posé là, comme ça, l'air de rien, a comme déclenché un je-ne-sais-quoi dans mon esprit, comme s'il voulait me retourner le cerveau.


A la fois réflexion sur l'écriture, le processus créatif, la lecture, les types de lecteurs, l'expérience des mots, le langage et la linguistique, la paternité d'une œuvre, la postérité, la relation aux autres, la création d'un espace imaginaire de rencontre, d'isolement et de rêve, ce livre c'était (c'est) moi tout entier, c'était l'exposition méthodique et impeccable du projet et de la réflexion de son auteur. Chaque mot, chaque phrase, tout faisait écho à une part consciente ou inconsciente de mon entité de Lecteur. Qu'il s'agisse du narrateur exposant la manière dont le corps se conditionne à la lecture, les jeux de passerelles entre les différents incipits et l'histoire (les histoires) censées les relier, cette phrase lâchée nonchalamment de "vous êtes à la page 32" alors que vous y êtes réellement et qui vous révèle le livre en tant que support sous une lumière nouvelle, comme s'il recelait un mystère insondable tout comme ce livre introuvable, qui ne cesse de sauter d'incipit en incipit, d'espace en espace, d'auteur en ghost writer, de nom en nom, de langues courantes en cultures oubliées. Ce livre, c'est une expérience d'écriture à propos d'une expérience de lecteur, c'est une expérience de lecture à propos d'une expérience créatrice. Calvino pose des questions de littérature, ce livre est un manifeste sur ce qu'est, ou pourrait, ou devrait, ou serait possiblement la littérature. Il nous expose à la puissance des mots, de façon passive et vorace, en nous mettant au niveau du Lecteur car tout comme Lui, l'on est frustré de ne pas connaitre la suite de l'incipit, puis au fur et à mesure des recherches, l'on est tout aussi happé par le mystère, celui du livre orignel, celui de sa paternité mais aussi celui entourant la Lectrice. L'on vit cette histoire d'amour, celle entre le lecteur et les lectures qui ponctuent sa vie, son amour de la littérature, mais aussi celle entre le Lecteur et la Lectrice, c'est autant leur histoire que la notre, et c'est génialement beau. Tout est calculé de façon à ce que l'on ait l'impression que Calvino écrit le roman à mesure qu'il est parcouru, comme perché au dessus de l'épaule du lecteur : rien n'existe avant, rien après, juste l'instant de la lecture, à la fois bref et infini, parce que le livre mène sa propre vie. Puis notre lecture devient active, l'on se questionne sur la structure du récit, sur les théories avancées, sur notre propre expérience à mesure qu'on l'éprouve, sur notre être "lectoral", sur la littérature.


Ce livre est un chantier de possibilités, de questionnement sur la littérature, le tout sans le côté rébarbatif ou peu avenant que peuvent présenter les ouvrages théoriques qui discutent de ces sujets.


Bien évidemment, le roman n'est pas parfait, tous les récits ne sont pas d'égale intensité ni d'égal intérêt et le lien fait entre les romans voire les actions des protagonistes peuvent paraître quelques peu forcés, mais l'expérience de lecture est telle que ces défauts n'en sont plus vraiment. C'est un work-in-progress dont seul le lecteur a la charge de poursuivre l'avancée.

ElGrrekho
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le 24 juin 2017

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