Sulak
7.7
Sulak

livre de Philippe Jaenada ()

Quelle joie de retrouver enfin Philippe Jaenada ! Il s’agit là d’un de mes auteurs contemporains préférés. « Le chameau sauvage » et « Plage de Manaccora, 16h30 » sont mes romans fétiches. J’avais été déçue par son précédent, sorti en 2011, « La femme et l’ours », que j’avais trouvé un peu poussif. Malgré tout, je reste une fan absolue de son style et je savoure chacune de ses œuvres avec la même gourmandise.

Avec Sulak, j’ai été surprise. Il est écrit « roman » sur la couverture mais il s’agit en fait de la biographie d’un célèbre braqueur des années 1970 et 80. Je ne vais pas tourner autour du pot, je n’avais jamais entendu parler de lui auparavant. J’étais à l’époque en couches-culottes et tout le battage médiatique autour de ce personnage m’avait bien évidemment échappé. Je dois dire que je suis heureuse d’avoir fait connaissance avec Sulak par le biais de Jaenada. On pouvait craindre l’exercice de la biographie, Jaenada ayant plutôt tendance à se mettre en scène dans ses romans mais justement… Jaenada y est, par ci, par là, à telle date j’avais tel âge, je faisais ci ou ça… et ça permet au lecteur de garder pied avec une réalité qui dépasse de très loin la fiction. La vie de Sulak, sa personnalité… un écrivain l’aurait inventée qu’il n’aurait pas osé aller aussi loin dans le romanesque.

Bruno Sulak est légionnaire, du genre irréprochable. Sauf qu’un jour il se retrouve déserteur suite à un fâcheux concours de circonstances. Il ne peut pas retourner dans son régiment, question d’honneur. Alors il se met à braquer des supermarchés et se déplace sous de faux noms. Une jeune femme attend un enfant de lui, il décide de l’épouser sur le champ, avec son vrai nom bien sûr. Question d’honneur, encore. Évidemment il se fait rattraper et enfermer à double-tour. Il se sauve. Dans sa cavale, il commet des dizaines de braquages, de supermarchés d’abord, puis de bijouteries, c’est plus classe. Un seul point commun à tous ces forfaits : pas une balle tirée, pas une goutte de sang versée. Sulak est un bandit pour qui les vies humaines comptent plus que l’argent, il est donc prêt à abandonner le butin s’il sent que ça peut dégénérer pour la vie d’autrui. L’argent, Sulak s’en sert pour mener grand train avec sa nouvelle compagne, Thalie. Dans son cercle d’amis, peu de monde, à part un certain Steve, qui a juré de mourir pour protéger Bruno. Ce qu’il ne manquera pas de faire.

Bruno Sulak, c’est le type qui choisit le jour où il y a le plus de policiers sur les Champs-Élysées, lors de la venue d’Helmut Kohl et François Mitterrand, pour braquer la bijouterie d’à côté. C’est aussi celui qui dévalise pour quarante millions de francs la plus belle bijouterie de Cannes, en short et raquette de tennis à la main. Bruno Sulak c’est aussi et surtout la séduction ultime. Il est beau, très beau, jeune bien sûr, et d’une intelligence hors du commun. Intelligence des situations, des sentiments, une culture littéraire et cinématographique qu’on prête rarement à des types de son genre… Sulak séduit les femmes, les personnes qu’il braque, Georges Moréas, le super-flic qui lui collera au train avant de le choper, puis de le voir filer à nouveau. Il séduit aussi ses matons en prison, jusqu’à les persuader de l’aider à s’échapper de Fleury-Mérogis. Ce sera son dernier coup d’éclat, une chute, une mort aussi stupide que décevante. À 29 ans. T’avais fait quoi de ta vie, lecteur, à 29 ans ? Bruno Sulak avait vécu mille vies en une seule.

Philippe Jaenada va chercher loin, très loin dans l’histoire de Bruno pour faire le récit de sa vie. Depuis le grand-père polonais, venu s’installer en France. Tout, dans l’histoire de Bruno Sulak, est romanesque. L’admiration et le respect qu’ont encore aujourd’hui les protagonistes de l’époque pour ce « gentleman cambrioleur » est sidérant. Le portrait dressé par Jaenada permet de comprendre en quoi Sulak était si unique. Je crois que je l’ai compris. Mais je dois reconnaître que la non-violence revendiquée par Sulak, et attestée par les témoins de l’époque, me laisse dubitative. Si Sulak savait que son flingue était chargé à blanc, ce n’était pas le cas de ses victimes. Un braquage, une prise d’otage peuvent laisser des traces profondes et durables dans la tête des gens et ça, on n’en parle pas trop. Je ne suis pas sûre de sortir en sifflotant après avoir eu un .357 braqué sur le front. Pour la non-violence, je préfère de loin Spaggiari et son tunnel.

Mais bref, une histoire rocambolesque tout ce qu’il y a de plus vrai, racontée avec le style inimitable de Jaenada. De l’humour à toutes les pages, et surtout dans les situations les plus tendues (spécialité de Jaenada, le rire nerveux), des digressions et des parenthèses (autre spécialité savoureuse), une enquête que l’on sent travaillée et passionnée… Sulak le facétieux, l’amoureux des mots n’aurait pas boudé son plaisir, c’est certain. J’ai d’ailleurs été fascinée par les citations de lettres ou textes écrits en prison par Sulak. Une bien belle plume, de bien belles idées, un bien beau gâchis.

Philippe Jaenada, en écrivant les lignes suivantes, n’avait sûrement pas prévu l’actualité récente qui a échauffé les esprits (le bijoutier de Nice qui a tiré dans le dos de son braqueur de 19 ans, au cas où tu aies passé les dernières semaines dans un village troglodyte). Elles en sont d’autant plus savoureuses :

« Je n’éprouve pas une grande tendresse pour ceux qui sont prêts à tuer si on veut leur piquer leurs sous, mais un réflexe crétin, ça peut arriver quand on a peur, et je m’en voudrais que ses enfants découvrent à cause de moi que leur père préfère abattre un homme, un gangster, plutôt que de voir s’envoler la petite recette de son supermarché. » (en parlant d’un directeur de magasin ayant tiré sur Bruno Sulak, le blessant au flanc)
Ghislaine_Borie
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Créée

le 21 oct. 2013

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Ghislaine Borie

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