J'étais englué dans la masse. Une masse informe, remplie de toutes sortes de types, des jeunes, des vieux, des cons aussi sans doute, une masse qui baissait la tête, le regard terne, vide, planté sur le bitume. Pas un pour lever les yeux vers cet immense ciel bleu, si tranquille qu'il semblait se foutre royalement de nos petits soucis d'insectes.
Je franchissais à nouveau le petit portail noir, à peine plus haut que ma taille aujourd'hui, encadré de grandes affiches glacées placardées sur d'immenses panneaux métalliques. Des visages souriants qui nous regardaient avancer, mornes, vers la petite école où j'entrais déjà à reculons il y a quelques années.


Et puis, va savoir pourquoi, un coup de vent, un éternuement, un tissu coloré se soulevant des jambes d'une passante, un gamin qui court, pas la moindre idée, mais j'ai arraché mon attention à la tristesse grisâtre du sol pour embrasser du regard tout cet autour que les autres fuyaient, comme si ça les terrorisait de se plonger dans le royaume de leurs bambins.
Là, à quelques mètres, gisait inerte un ballon érodé.


Un gamin a surgi dans mon champ de vision, une flèche lancée pour mettre fin au sommeil du cuir, pour lui redonner le mouvement et la fougue quittés le temps d'une sieste flasque. Pour refaire tourner cette boule qui ne devrait jamais dormir.
Ce gamin, c'était moi.


C'était moi qui usais les semelles de mes baskets à courir comme un dératé sur le falun asséché entre deux buts formés de quelques tas de vestes. Ces baskets que j'amenais en douce à l'école, à l'insu de ma mère qui me voyait partir avec une paire de sandales vouée à maintenir le bien-être de mes savates. Mais va contrôler un ballon les orteils à l'air toi.
C'était moi qui hurlais sur ce petit con d'Antoine Bougnot quand il envoyait le ballon à l'autre bout de la cour après avoir tenté le fameux tir de l'aigle d'Olive et Tom, passé loin au-dessus du but à hauteur variable.
C'était moi qui rentrais en classe, traînant les pieds, à la sonnerie, inflexible meurtrière de nos exploits de cour de récréation. Coupé en pleine course, alors que cette fois, c'était sûr, elle allait le voir Alice que c'était moi le plus fort à l'épervier.
C'était moi.


La classe, c'était l'ennui peuplé des attentes du prochain interstice dans le mur de l'éducation, de la prochaine faille, de la prochaine sonnerie marquant le début d'une nouvelle période de liberté.
Une année pourtant, je délaissai les compètes de billes dans le bac à sable, les matchs de foot sur le falun, et même les gamines de primaire, tous ces instants de liberté, pour rester quelques instants de plus assis à ma table.
Une année, je suis tombé amoureux de la maîtresse d'école.


J'étais amoureux comme un gosse de 8 ans est amoureux, entièrement, irrationnellement, prêt à tout pour lui arracher un sourire ou un petit mot. Je levais la main, je faisais mes devoirs, j'apprenais les poésies dénuées de sens pour moi de La Fontaine et Prévert, et quand elle regardait ailleurs, je souriais bêtement en l'épiant.
J'ai remplacé le foot et les crétineries crasseuses par les études et le fayotage.
Je suis devenu premier de la classe, tout ça pour celle debout devant le tableau.


Aujourd'hui, je me réveille les yeux dans le vague, à nouveau au milieu de tous ces types médiocres, planté immobile dans la cour de récréation. Rien n'a changé, le préau est toujours aussi moche, le falun toujours aussi sec, le bitume toujours aussi gris.
La maîtresse est partie, mais le ballon est toujours là.
Grand ciel bleu.
Le temps idéal pour jouer au foot.


https://www.youtube.com/watch?v=jXt6Hh1pKik

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le 23 avr. 2017

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