A Seat at the Table
7.2
A Seat at the Table

Album de Solange (2016)

Beaucoup de choses pourraient être dites par rapport à A Seat at the Table, le troisième album de Solange. Difficile de faire une critique d’un album tellement fort et tellement juste sur beaucoup de points, aussi bien musicalement que dans son contenu lyrique et engagé. J’en suis moi-même à mon cinquième essai. A Seat at the Table c’est un peu comme Freetown Sound, l’album de Blood Orange sorti plus tôt cette année, le disque dont nous avons besoin ces temps-ci : un album de “self-empowerment” où la vulnérabilité devient une force.


Bien sûr, A Seat at the Table est un album résolument noir, ou du moins afro-américain. Un peu comme le Lemonade de sa soeur mais avec plus de passion et de douceur, Solange parle de ce qui l’entoure, de ce qu’elle connait et de ce dont elle a été victime. Faisant écho aux violences policières contre des jeunes afro-américains ainsi qu’aux événements qui se sont déroulés à Flint ou à Ferguson ces dernières années, la chanteuse parle ouvertement et cherche à rendre sa fierté et son assurance à sa communauté à travers des chants “d’empowerment” tel que le percutant Don’t Touch My Hair. De la fierté, elle n’en manque pas et même aux moments les plus vulnérables de son album, elle apparaît fière et ne cherche pas à s’excuser pour cela, ou pour son discours et son engagement.


La force de A Seat at the Table réside dans son côté très personnel et très intime qui fait apparaître l’album comme une sorte de long témoignage. Mais Solange ne se laisse jamais être une proie au narcissisme ou à l’égocentrisme et va chercher plus loin afin de fournir un album dans lequel tout le monde pourrait se reconnaître. C’est ainsi qu’à travers des interludes qui ponctuent le disque, elle vient interroger son père et ancien manager, Matthew Knowles, sur ce que cela faisait d’être l’un des premiers afro-américains à se retrouver sur les bancs de l’école aux côtés de blancs dans une Amérique ségrégationniste ; sa mère, Tina Knowles, qui déconstruit magistralement le stéréotype qu’être “pro-black” voudrait dire être “anti-blanc” ; mais aussi son ami Master P qui apparaît ici comme un narrateur.


Made this song to make it all y'all's turn / For us, this shit is for us” chante Solange sur F.U.B.U., un clin d’oeil à la marque de streetwear du même nom. “For us by us”. “Je me souviens avoir lu des histoires sur le placement de produits et avoir vu LL Cool J porter une casquette F.U.B.U. dans une publicité pour Gap. F.U.B.U. a revendiqué la culture noire aux yeux du monde entier et c’est ce que je voulais faire avec cette chanson.explique la chanteuse. Difficile de nier plus longtemps l’assurance et la fierté de Knowles mais aussi son ambition et la prise de position que constitue A Seat at the Table.


Aussi bien dans le contenu lyrique que musical, le troisième opus de Solange se revendique ouvertement et fièrement afro-américain. Il est co-produit et composé en grande partie par le génie du R&B qu’est Raphael Saadiq et quelques pointures du genre ou du hip-hop sont venus aider la chanteuse : Timbaland, Questlove, BJ The Chicago Kid, Kelela, Tweet, Kelly Rowland, The-Dream, Kwes ou encore Sampha. Q-Tip apparaît également sur le très beau Boderline (An Ode to Self Care) ainsi que Lil Wayne qui signe la meilleure collaboration de l’album sur Mad. Solange s’y interroge sur pourquoi est-ce qu’un rappeur afro-américain qui revendique le droit à l’égalité de sa communauté est vu comme “énervé”, au sens péjoratif ? Pourquoi est-ce qu’en adoptant un discours pro-black sur un album de R&B, une chanteuse de pop alternative serait vue comme le stéréotype de “the angry black woman” ? Lil Wayne vient donner une réponse à la question "Why you always gotta be so mad ?" en livrant sa meilleure performance depuis un bon bout de temps. Et si A Seat at the Table signait aussi le retour d’une icône - un peu déchue, on ne va pas se mentir - du hip-hop américain ? Excusez-moi, je m’égare dans mon propos …


Oui, A Seat at the Table est très engagé. Mais est-ce que nous sommes vraiment face à un autre album “Black Lives Matter” comme d’autres qui ont émergés récemment ? Non. Si sur F.U.B.U. Solange clame que cette chanson a été écrit par une afro-américaine pour les membres de la communauté afro-américaine, l’album vise un public beaucoup plus large. La chanteuse n’a pas oublié que c’est True, son EP de pop alternative à l’influence 80s né d’une collaboration avec Dev Hynes, qui lui a permis - après de nombreux ratés - de trouver la reconnaissance d’un public pop et indie, donc qui n’est pas forcément noir. Solange cherche aussi à sensibiliser ce public aux problèmes de sa communauté mais surtout à rappeler qu’elle est avant tout noire et fière de ses origines sur Don’t You Wait, et que oui, elle va parler des problèmes que rencontre une femme noire aux Etats-Unis et que si cela dérange ce public, et bien la solution est simple …


Solange ne l’oublie pas pour autant. Sa signature pop alternative est palpable partout sur l’album que ce soit sur ce fameux Don’t You Wait, sur le sublime Cranes in the Sky ou même dans des titres qui se veulent avant tout R&B comme Don’t Touch My Hair ou Boderline qui ravivent le principe de la boîte à rythme, élément clé de True. A Seat at the Table est un album de R&B et de soul mais aussi de pop alternative. Si les rappeurs et les artistes de R&B se succèdent en featuring, une grosse partie de l’album est aussi produite par Dave Longstreth, du groupe indie Dirty Projectors, ainsi que par Patrick Wimberley de Chairlift et Dave Sitek de TV on the Radio. D’autres invités du monde indie sont aussi venus épauler Solange dans la confection de son troisième opus : l’ex-membre de Vampire Weekend ROSTAM, le bassiste de Metronomy Olugbenga Adelekan, le chanteur anglais Kindness ou encore l’artiste québécois Sean Nicholas Savage. Soniquement, A Seat at the Table est la rencontre entre deux univers qui ont créé une seule et même artiste. Même dans ses influences musicales, cet album est avant tout celui de Solange.


La mission du disque qui est le “self-empowerment” et la guérison d’une communauté ou d’une personne qui a été blessée ou qui est incomprise ne vise pas seulement la communauté afro-américaine. Sur Weary, Solange s’interroge sur la une hiérarchie qu’il y a dans la société basée sur le genre d’un individu, sur son ethnicité, sur sa sexualité et sur sa classe sociale. Et c’est ce qui rend A Seat at the Table encore plus poignant : n’importe qui peut l’écouter et peut se retrouver dans les paroles, mais peut aussi utiliser l’album comme d’un remède. Ce disque est avant tout une oeuvre fédératrice.


A Seat at the Table est un travail personnel, émouvant et surtout captivant, d’une musicalité grandiose allant du R&B old-school à la pop alternative, en passant par la soul aux influences motown et le hip-hop. La production ne cherche jamais à venir écraser la douceur de la voix de la chanteuse, qui elle ne cherche pas à produire de grandes envolées vocales. Et cela suffit. Le message est là, les chansons sont très mélodiques et les rythmes accrocheurs. La douceur de la voix de Solange ne cache aucunement sa peine, sa vulnérabilité, sa fierté et son espoir. A Seat at the Table est un grand album produit tout en simplicité. L’artiste américaine ne cherche pas à nous en mettre plein les oreilles, ce qui prime ici c’est l’émotion, c’est sa fierté et c’est la mission qu’elle s’est donnée de créer une musique qui serait un remède. Pari réussi. A Seat at the Table est un chef-d’oeuvre duquel ressort surtout un véritable amour et une dévotion pour la musique et pour son engagement.


Key tracks : Mad featuring Lil Wayne, Cranes in the Sky, F.U.B.U. featuring The-Dream & BJ The Chicago Kid, Don't Touch My Hair featuring Sampha.

killyourdarlings
9

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Albums et Les meilleurs albums de 2016

Créée

le 20 oct. 2016

Critique lue 1.5K fois

13 j'aime

Keith Morrison

Écrit par

Critique lue 1.5K fois

13

D'autres avis sur A Seat at the Table

A Seat at the Table
HouriaBertolino
9

Un album reussi

Comme le dit parfaitement Keith Morrison dans son avis "A seat at the Table" est un album très réussi tant au niveau des musiques que la justesse de sa voix. Elle nous emmène dans des univers...

le 26 avr. 2017

1 j'aime

A Seat at the Table
MyaAaliyah
10

Brillant album <3

Après "Losing You" de son précédent album "True". J'attendais avec impatiente que Solange, nous sorte un album magique et du même style que le précédent . Solange, nous démontre avec "A Seat at the...

le 20 mars 2017

A Seat at the Table
YasujiroRilke
4

Critique de A Seat at the Table par Yasujirô Rilke

Impossible de ne pas penser au RNB américain des 90s en écoutant cet album. Mais il faut bien avouer que son surplus de hip hop et son air de simili-Beyonce ne suffit pas à faire sortir cet LP de la...

le 12 déc. 2016

4

Du même critique

A Seat at the Table
killyourdarlings
9

Rise.

Beaucoup de choses pourraient être dites par rapport à A Seat at the Table, le troisième album de Solange. Difficile de faire une critique d’un album tellement fort et tellement juste sur beaucoup de...

le 20 oct. 2016

13 j'aime

i,i
killyourdarlings
9

Automne

Que l’on ait apprécié ou pas la direction qu’a pris Bon Iver en 2016 avec son troisième album 22, A Million, il est indéniable que ce projet fut un moment important dans la discographie du groupe de...

le 17 août 2019

6 j'aime

2

Ventura
killyourdarlings
9

Yes lawd!

De manière générale, il est assez surprenant de se dire que Oxnard, le dernier album en date d'Anderson .Paak, est sorti il n'y a que quelques mois, en novembre 2018. Mais une fois que l'on a écouté...

le 11 mai 2019

6 j'aime