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Album de Bon Iver (2019)

Que l’on ait apprécié ou pas la direction qu’a pris Bon Iver en 2016 avec son troisième album 22, A Million, il est indéniable que ce projet fut un moment important dans la discographie du groupe de Justin Vernon. 22, A Million fut un tournant et une véritable ré-invention pour Bon Iver. Ce fut également une véritable surprise et un choc pour le public. Leurs deux premiers album, For Emma, Forever Ago (2008) et Bon Iver (2011), avaient présentés Bon Iver comme un groupe de folk aux textes poétiques et mélancoliques et dont la musique avait un caractère organique et acoustique très fort. Les guitares sèches ou folk, les cuivres et la voix et la plume de Justin Vernon étaient devenus des instruments emblématiques et caractéristiques du groupe, leur signature en quelques sortes.


Quel choc alors quand le groupe a dévoilé 22, A Million en 2016 : le son était devenu hachuré, industriel, expérimental, parfois presque électronique ; les instruments étaient totalement ré-imaginés et trafiqués afin de créer des sonorités étranges, parfois peu mélodieuses mais qui prenaient part dans un orchestre cacophonique. La voix de Justin Vernon était méconnaissable, noyée sous des couches d’autotune. Les mots se perdaient, devenaient complètement volatiles. Les titres des chansons avaient été remplacés par des symboles. Et pourtant, une beauté toujours aussi forte s’émanait de cet album, certes catégoriquement différent des précédents mais qui contenait cette essence, ce sentiment, cette chose qui faisait de la musique de Bon Iver quelque chose de rare et d’unique.


Après 22, A Million, il était difficile de savoir ce que Bon Iver allait pouvoir faire avec le successeur de cet album étrange et expérimental. Effectuer un retour aux sources qui n’aurait pas forcément de sens ? Car comment revenir aux sources après être allé aussi loin avec sa musique ? Tenter une expérimentation encore plus poussée, au risque de perdre complètement ce qui fait l’essence de Bon Iver ? Tous les paris et tous les risques étaient envisageables pour ce quatrième opus qui apparaît comme la fin d’un cycle. Justin Vernon l’a lui-même expliqué : For Emma, Forever Ago était l’hiver - hum, logique, Bon Iver le printemps “frénétique”, 22, A Million un été “détraqué” - c’est le mot, en effet - et ce nouvel album, i, i, l’automne. La fin d’un cycle, donc pourquoi pas créer une sorte d’anthologie de tout ce que Bon Iver a pu faire jusqu’ici ? C’est un peu ce que le groupe américain a fait avec ce quatrième opus, tout en s’aventurant sur de nouvelles pistes qui font de ce i, i un disque particulier dans la discographie de Bon Iver…


Soyez prévenus, i, i garde bien le côté expérimental de 22, A Million, mais tout en retournant vers le son plus organique qui avait fait la beauté des deux premiers albums de Bon Iver : les instruments sont plus présents ou du moins semblent plus présents car ils ne sont pas autant déformés et trafiqués au point où on ne sait même pas quel instrument nous sommes en train d’écouter. La voix de Justin Vernon, qui est l’un des instruments les plus importants et surtout les plus emblématiques du groupe, ne subit pas non plus de traitement particulier, ou encore une fois d’une façon beaucoup moins évidente que sur 22, A Million où ses vocalismes étaient devenus des sons au sein d’une masse d’autres sons.


Il y a donc un mélange de ce qui caractérisait la musique de Bon Iver avant le virage brutal que fut 22, A Million avec le côté expérimental et le renouveau de cet album. Cela est particulièrement évident avec “iMi”, la première piste de l’album qui le présente parfaitement. Un son méconnaissable et qui paraît lointain retentit plusieurs fois pendant l’intro, “Yi” (niveau titres, Justin Vernon a encore fait fort), avant d’être accompagné par des instruments qui eux semblent avoir été enregistrés sur un téléphone et qui sont alors transformés et difficiles à identifier. Puis le premier couplet arrive et la voix de Justin Vernon fait son apparition, sans autotune apparente, accompagnée d’une guitare acoustique. Le reste du morceau est un mélange entre des instruments acoustiques, la voix “pure”du chanteur du Wisconsin, des sons qui ne sont pas sans rappeler ceux de 22, A Million - mais en moins chaotiques - et une chorale de voix transformées, composée de James Blake ou Camilla Staveley-Taylor du groupe The Staves. Une entrée en matière prometteuse…


La guitare acoustique et la voix sans Vocoder de Justin Vernon redeviennent des éléments plus purs et plus centraux aux morceaux de i, i, et les cuivres qui avaient fait la beauté et la magie du grandiose Bon Iver sont de retour également, se manifestant souvent de façon discrète et furtive (“Naeem”, “Holyfields,”). Si i, i ne retourne jamais véritablement aux débuts folk de Bon Iver, c’est avec un plaisir indescriptible que l’on retrouve une chanson acoustique aux accents folk et country avec “Marion”, un moment intimiste et qui apparaît presque comme un soulagement après l’épique “Faith”… mais plus sur cela plus tard.


Tout comme sur 22, A Million qui avait été un brusque changement d’univers musical, Justin Vernon, Sean Carey et leurs camarades s’essaient à de nouvelles choses sur leur quatrième opus. La production sur “Holyfields,” et “Jelmore” est pour le moins minimaliste, ce qui crée un certain contraste avec les morceaux massifs que sont “Hey, Ma” et “Faith” ou la cacophonie ambiante du projet précédent. Sur “We”, Vernon, Chris Messina et Brad Cook ont produit une chanson assez surprenante, au ton assez sombre et “spooky” (note à part : je verrais bien “We” apparaître dans un film de Tim Burton). Sans être un moment particulièrement mémorable, “We” est étrange et absolument pas quelque chose que j’aurais imaginer entendre sur un album de Bon Iver prouvant de l’ambition de Justin Vernon et ses acolytes de toujours essayer des choses nouvelles avec leur musique sans forcément partir dans quelque chose d’expérimental.


Ce que je trouve particulièrement beau sur cet album et qui est un aspect qui met bien en avant le fait que Bon Iver est bel et bien un groupe composé de plusieurs musiciens et pas juste un nom de scène pour Justin Vernon, c’est la façon dont certains instruments prennent complètement le pas sur la partie vocale de certains morceaux devenant l’élément principal qui vient délivrer le côté émotionnel de la chanson en question. Je pense notamment à “Holyfields,” dont l’instrumentale est pourtant très simple : quelques notes de synthétiseur se succèdent - créant presque le son d’une notification d’un appareil électronique ou d’un satellite mais en forcément beaucoup plus musical - et c’est à peu près tout. Des instruments interviennent ici et là mais de façon volatile, comme ce qui ressemble à un saxophone et surtout un ensemble d’instruments à cordes. Cet ensemble devient très rapidement le coeur du morceau, procurant des sentiments très différents entre le premier refrain, le second couplet, le troisième refrain et surtout le pont, où les cordes s’accélèrent et créent un sentiment de chaos et de désespoir qui accompagne parfaitement les mots de Justin Vernon (“Bonded weights/Don’t favor them/If it's all that you don't do/It’s lacerate”) et qui se ressentira encore davantage sur le reste de l’album (“Jelmore”, “Sh’Diah”), avant de ralentir et jouer des accords plus lumineux, faisant apparaître comme une sorte d’espoir à la fin de cette chanson.


Un autre morceau où un instrument prend le pas sur la partie vocale est “Sh’Diah” dont la moitié de la chanson est instrumentale. La production est une fois de plus assez simple, épurée et atmosphérique - pour ne pas dire mélancolique - où un saxophone intervient et offre un solo magnifique. Ce que je vais écrire ensuite va peut-être sembler très naïf et très simpliste mais je trouve qu’il y a quelque chose de véritablement beau dans la façon dont Justin Vernon laisse les autres musiciens de Bon Iver s’exprimer à leur façon, c’est-à-dire sans mots mais avec leur instrument, avec leur art. “Sh’Diah” pourrait être un morceau où Justin Vernon chante sa déception et son indignation (le titre est une abréviation pour “Shittiest Day in History”, c’est-à-dire le 9 novembre 2016, le jour qui a suivi l’élection de Donald Trump) mais je pense qu’aucun mot ne pourrait frapper aussi juste que ce qu’exprime ce saxophone sur la seconde moitié du morceau. C’est un moment de pure beauté, onirique et véritablement troublant.


Sur i, i, Justin Vernon a continué sa recherche musicale, mais celle-ci ne se veut pas juste expérimentale et complexe. S’il y a bien quelque chose de nouveau et de surprenant sur ce quatrième opus de Bon Iver, c’est la façon dont Vernon a voulu et a réussi à écrire des chansons “pop”. Ne vous méprenez pas, il n’y a pas une seule seconde un reflet de Katy Perry ou de Rihanna ici, mais i, i comprend quelques morceaux aux accords plus simples, plus pop, et aux mélodies légères et entêtantes. Le refrain de “Naeem” est une preuve assez parfaite de cela avec la répétition d’un “I can hear” chanté rapidement avant la note plus haute et plus longue de “crying”. Mais deux autres morceaux sont encore plus direct dans leur aspect pop : “Hey, Ma”, qui apparaît presque comme un hymne à la manière de Coldplay qui résonnerait fort dans un stade (la qualité n’est pas la même cela étant dit), et “U (Man Like)” et son piano enjoué qui a un côté gospel et choral qui donne juste envie de chanter à tue-tête. Ce côté pop vient apporter une certaine luminosité à un album dont le ton lyriquement parlant est pourtant assez sombre et permet également à Justin Vernon de livrer son message de façon à ce que celui-ci soit explicite et entendu, et pas écrasé sous d’innombrables couches sonores.


Car un autre aspect important de ce nouvel album de Bon Iver réside dans le contenu lyrique de celui-ci. Comme le disait Justin Vernon, i, i signe la fin d’un cycle et symbolise l’automne. Outre l’aspect anthologique que peut prendre cet album musicalement par moment (avec ce principe de mélanger le “neuf” avec le “vieux”), c’est aussi le moment de la réflection pour l’auteur-compositeur du Wisconsin. C’est le moment où il met de côté ses tourments amoureux, ceux qui ont peuplé For Emma, Forever Ago et qui nous ont offert un “Holocene” grandiose, pour regarder le monde qui l’entoure, prendre du recul et s’interroger sur sa place dans celui-ci (chose qu'il avait déjà commencé à faire sur ses deux précédents albums). i, i en devient donc un album politique et engagé mais qui ne donne jamais l’impression de l’être. Justin Vernon parle de l’environnement et du réchauffement climatique sur des chansons comme “Hey, Ma” et “Holyfields,”, des inégalités raciales et sociales sur “U (Man Like)”, de l’élection de Donald Trump et de ses conséquences sur l’Amérique sur “We” et “Sh’Diah”, et fait un appel à la tolérance et l’acceptation des différences sur “Salem”. Mais à aucun moment nous avons l’impression d’écouter un album qui parle de sujets politiques avec un point de vue si engagé car Justin Vernon ne semble pas avec ses textes vouloir persuader ses auditeurs. Certes, si un titre comme “Hey, Ma” est sur l’album ce n’est pas juste pour le plaisir et Vernon souhaite très probablement que ces chansons soient un moyen pour ses auditeurs de se réveiller, d’ouvrir leurs yeux sur les problèmes politiques et environnementaux actuels et agir ; mais cela ne semble pas être à mes yeux l’intention de l’auteur-compositeur quand il a écrit ces chansons. A mes yeux, i, i est un album sur lequel Justin Vernon se livre juste sans concession, de la façon la plus honnête et sincère qu’il soit. C’est le regard d’un humain face aux problèmes du monde et de notre société. Un humain qui se sent impuissant mais qui voudrait agir. Et c’est justement peut-être pour ça que i, i ne donne jamais l’impression d’être un album politique - ce n’en est peut-être pas un au final. C’est parce qu’il s’agit des simples réflexions d’un homme vis-à-vis du Monde qui l’entoure et de sa place dans celui-ci, et non une déclaration politique qui se veut percutante et réfléchie dans les moindres détails.


Avant de finir cette critique, je voudrais juste m’arrêter sur deux morceaux qui pour moi apparaissent comme le coeur de cet album : “Jelmore” et “Faith”. Sur “Jelmore”, Justin Vernon chante sur une production des plus minimalistes sa détresse vis-à-vis du Monde. Ne résonnent que des sons - très probablement obtenus à l’aide d’un synthétiseur - qui se répètent créant une atmosphère très calme… trop calme. “There’s a thrift store manager in a poke camadee/And a gas mask on his arm/And one by one/We’ll all be gone” chante Vernon, peignant une scène semblant être tout droit sortie d’un film de science-fiction mais qui paraît pourtant si probable et réaliste, mettant en avant les inégalités sociales face aux problèmes environnementaux et politiques. “How long will you disregard the heat” demande le chanteur, rendant son message plus clair que jamais. Puis suit “Faith”, une chanson qui ne nous est assez familière car c’est un de ces morceaux épiques que Bon Iver sait si bien faire (“Perth” est un bon autre exemple). Ici, les instruments résonnent forts, rendant le chant de désespoir plus poignant que jamais. “It’s time to be brave” nous appelle Justin Vernon au milieu d’une orchestration bouleversante avant de clore sur ces quelques lignes : “I know it's lonely in the dark/And this year's a visitor/And we have to know that faith declines/I’m not all out of mine”, mettant en avant que même si tout semble être perdu, l’espoir en particulier, Justin Vernon en a toujours un peu et il l’exprime à travers tout cet album qui est bouleversant et d’une beauté sans nom. Après le désespoir et l’agonie de “Jelmore”, l’espoir et le soulagement de “Faith” puis de “Marion” ?


But if you wait, it won't be undone” répond Justin Vernon. Poignant jusqu’au bout, le chanteur termine l’album sur ces quelques mots qui interviennent à la fin, donc, de “RABi”, un morceau parfait pour clore un album vu que l’artiste américain nous chante et nous assure que “tout ira bien”, comme s’il s’agissait d’une “happy end” et que maintenant après l’écoute de ce disque, tout va mieux. Puis viennent ces mots de la fin, comme une façon d’appuyer un peu plus sa position et son message de la façon la plus claire qu’il soit alors que trop souvent sur ce i, i, Justin Vernon le dissimule sous des métaphores et des images. C’est aussi une façon de jouer une fois de plus avec ce sentiment d’espoir et de désespoir en même temps, un sentiment si paradoxal mais avec lequel Justin Vernon joue extrêmement bien tout au long du disque. Un sentiment que le chanteur lui-même ressent.


S’il y a dix ans avec For Emma, Forever Ago Justin Vernon avait réussi à nous transmettre son spleen et ses tourments amoureux, sur ce quatrième opus de Bon Iver l’artiste réussit à nous faire passer un sentiment tout aussi suffocant : notre désemparement face au Monde dans lequel on vit. Mais heureusement, le groupe nous offre aussi un certain réconfort avec cet album, nous donne l’impression de ne pas être seul dans notre combat et dans notre désespoir, et surtout cherche à nous redonner cet espoir qui est parfois si difficile de retrouver. Bref, une fois de plus Bon Iver nous fait ressentir des choses que si peu d’autres artistes arrivent à nous faire ressentir.


Score : 8.9/10
Key tracks : "Hey, Ma", "iMi", "Faith" et "Sh'Diah".

killyourdarlings
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le 17 août 2019

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Keith Morrison

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