Balance
7.6
Balance

Album de Merzbow et Ladybird (1998)

à coeur ouvert et corps perdu : What we talk when we talk about love...and white noise

Une pochette , simple, bleue - pas spécialement belle, avouons-le -, avec d'un coté l'annonce dans un pseudo rond central de disque le nom des deux artistes et le nom de l'album, le très justement nommé "balance" ("équilibre" en anglais), de l'autre un bouton rond de balance panoramique Left/Right (à gauche, Merzbow, à droite, Ladybird) comme l'annonce d'un programme, une banderole en forme de plaisanterie "3 albums in one", voilà comment se présentait, en toute innocence, un des albums qui allait tout changer pour moi, tout chambouler, une révélation qui rend fade tout ce qui passe après, tout ce qui est passé avant...


Confiné sur une enceinte, un morceau d'une quarantaine de minutes du prolifique Masami Akita, aka Merzbow, une des sommités de la noise japonaise. Et c'est très probablement via Merzbow que la plupart d'entre nous sommes tombés sur cet OSDI (Objet Sonore Difficilement Identifiable).
La noise japonaise, une des zones d'expériences sonores les plus extrêmes où se mêlent souffrance et plaisir, où le son est vécu viscéralement, physiquement, où la notion de mélodie est rendue obsolète via la saturation des sens, est/ a été une scène particulièrement prolifique, mais dont seuls quelques noms comme Aube ou Merzbow pour le pendant electro-industriel, les légendaires Hijokaidan et Hanatarash (ou encore le sombre et inclassable Keiji Haino) pour les pendants "électroaccoustiques" ont su perdurer et résonner à travers les décennies.
Dans des discographies comme celle de Merzbow, dont le nombre d'albums sortis dépasse probablement tranquillement la centaine -Wikipedia place la barre à 300 enregistrements depuis 1979 -, il est facile, une fois l'effet de surprise passé, de tomber dans le "t'en as écouté un, tu les connais tous", surtout à une époque où tout est facilement trouvable, écoutable, et que, plutôt que de s'attarder sur un album on a plutôt tendance à survoler des intégrales. Mais outre le fait que ce genre d'expérience sonore tienne clairement du "soit ça passe, soit ça casse", il y a des albums qui tiennent de l'excellence, d'autres plus du cahier des charges, étant généralement des enregistrements en direct, improvisés, qu'ils soient studio ou live, avec les aléas que ça implique.
Le morceau Floating Elloy qui court le long de de ce Balance fait partie de ces albums anecdotiques de Merzbow, qu'on aurait vite oublié s'il ne se passait rien de l'autre coté de la pièce.
Car pendant ce temps, de l'autre coté de votre chaîne stéréo, isolée sur l'enceinte droite, Ladybird offre quelque chose d'intime, d'unique - littéralement, puisqu'il m'a été impossible de trouver quoi que ce soit sur elle jusque très très récemment, et encore, avec des doutes marqués quant au fait qu'il s'agisse de la même artiste. Sortie de nulle part, avec un accent à couper au couteau, potentiellement allemand ou néerlandais, Ladybird nous offre un album de reprises barrées de tubes des années 80 pour la plupart, des relectures fragiles, bancales, dépressives, émouvantes. Si l'album de Ladybird semble amusant dans un premier temps, avec quelques moments pêchus, c'est une mélancolie touchante qui transparaît au final, un patchwork triste et sensuel d'espoirs en partie brisés caché derrière un masque faussement enjoué, une texture de cette fibre particulière qu'on retrouve à l'état de trace dans certains morceaux de Jacno (Anne Cherchait l'Amour) ou de Baccara (Yes Sir, I can Boogie).
Ladybird touche au coeur, sait émouvoir ET groover, sur fond d'électro rock un peu "noisy".


Mais évidemment, c'est lorsque l'on diffuse les deux ensemble que le disque prend tout son sens, toute sa force, et où l'on réalise que le titre n'est pas un simple descriptif du mode opératoire, mais joue bien sur les deux sens du mot "balance" (qui se traduit par "équilibre", l'équilibre en terme de volume sonore entre les deux source, et un équilibre plus fondamental, une forme d'harmonie profonde au sein d'une tempête dionysiaque).
Merzbow et Ladybird ont enregistré chacun de leur coté, sans consulter le travail de l'autre si ce n'est au niveau des durées de l'ensemble, si l'on en croit le peu d'informations disponibles à l'époque de la sortie du disque (je ne suis pas allé vérifier) - le seul mix effectif concerne deux chuintage de volume du coté "noise", et, il semblerait, la décision de faire commencer Merzbow une quinzaine de secondes avant Ladybird, c'est tout.
On peine vraiment à le croire, tant les deux se répondent, la densité condensée de Merzbow, toujours au taquet, se connectant sans peine aux morceaux de Ladybird, insufflant dynamisme et accentuant le groove d'un You Lift Me Up, ou magnifiant la tension dramatique de Janie, sublime reprise du morceau de Mistral "Jamie", une des plus belles pièces de cet album riche en émotions, avec le superbe 25 Years, toujours brut, et pourtant toujours dans le ton, dans une ténébreuse et profonde unité (ouais, ouais, je sais, claquer un fragment de poème de Baudelaire, c'est pédant et puant, mais bon, c'est vraiment ce que m'évoque cet album, donc...).
Au résultat, l'album est varié, danse avec le coeur de l'auditeur, et bien plus profond qu'il n'y paraît à première écoute. On commencera généralement, une fois la surprise passée, par jouer au blindtest, les titres des morceau étant toujours (plus ou moins) transformés, et les morceaux eux-mêmes tenant généralement plus de la relecture extrêmement libre que de la sage reprise (comme Netlove, qui transforme un morceau de Kraftwerk en musique à odeur de cabaret des années 30). L'album se conclut sur Baby James, une note de (dés)espoir, une vaine tentative douce-amère de se rassurer, se protéger de la cruauté de la réalité (when I fall in love again I know it will last forever), pour laisser place dans les dernières dizaines de secondes à de sons saturés d'imprimantes antédiluviennes du coté Merzbow.
Puis le silence...


... qui finit par se briser, pour enfin offrir, à la façon d'un concert où le public n'aurait pas faibli dans ses applaudissements, un rappel de trois morceaux ouvrant sur une reprise intimiste d'Obsession des Army of Lovers, Merzbow ne s'immisçant doucement qu'à la fin de ce medley final pour une dernière montée wagnérienne, dans toute sa puissance frénétique, avant la séparation finale. Puis Ladybird nous abandonne abruptement, après une dernière double supplique, "don't go...don't go"


Vous l'aurez certainement très certainement compris, j'aime ce disque, je l'ai aimé dès sa sortie, et il me met systématiquement la larme à l'oeil, à chaque écoute, en grande partie parce que j'aime sa fragilité, sa sincérité, mais au delà de ça, je le considère comme un objet sonore parfait, et riche d'enseignement sur la nature de la musique noise.


Car cette rumeur concernant le mode opératoire de l'enregistrement m'avait perturbé, tant la perfection de l'ensemble me semblait ne pouvoir que difficilement tenir de l'heureux hasard. Je me suis donc livré par la suite à des expériences, en surimposant des extraits de Merzbow choisis arbitrairement sur des musiques diverses, notamment des morceaux d'Aphex Twin des débuts (l'album Classics, très techno, pas encore drum'n bass déjanté ni ambiant mou du genou), par curiosité. Puis sur du Panasonic. Puis sur d'autres genres, et le constat était toujours le même : ça fonctionnait, systématiquement. La musique de Merzbow est comme un rhizome sonore, une saturation de connexions en puissance ne demandant que de pouvoir se greffer sur quelque chose pour révéler ses propres replis et illustrer les montées de l'autre.


Une belle leçon de dialectique par le son, au final, une rencontre de deux mondes sonore a priori, sinon opposés, au moins séparés, qui dépasse le mélange simple des deux éléments pour offrir une nouvelle entité magnifiée, symbiotique, grandiose.


Mais sans se perdre dans le théorique, Balance, c'est avant tout et surtout un album qui butte, fait bouger les fesses, pleurer les yeux, vibrer le coeur (et un peu saigner les tympans, quand même).

Créée

le 2 sept. 2012

Modifiée

le 6 sept. 2012

Critique lue 389 fois

10 j'aime

toma Uberwenig

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