Le Rêve de la Raison, ou comment j'ai appris à aimer Pink Floyd


Printemps 2012



J'ai quinze ans, bientôt seize.
Je suis en seconde, dans une classe plutôt branchée arts.
Moi je suis en option cinéma, mais ça ne me m'empêche pas de trainer avec des gens en option musique. Parmi ces gens là, un pote, perdu de vue dés la première qui se reconnaître sûrement, qui est certes un excellent musicien, mais également un sacré flemmard. Le genre à arriver à 15h45 dans un cours qui se termine à 16h et de sortir comme excuse au prof "désolé, mon réveil n'a pas sonné" en haussant les épaules, les bras ballants. Ce mec là m'a initié à deux chose dans la vie : Fruity Loops, d'une part, et Pink Floyd de l'autre.


Un beau jour de printemps, début juin, alors que je passe chez lui entre deux cours, je tombe sur sa collection de K7 pirates qu'il a piquées à son père. Parmi celles-ci, je remarque Dark Side Of The Moon. A cette époque, je commence tout juste à sérieusement m'intéresser à la musique : j'écoute encore du hard-rock et je venais alors de redécouvrir The B-52's et Giorgio Moroder. Mais j'avais sérieusement envie de nouveauté, avec une boulimie musicale qui ne cessait alors de se développer. Ce pote là, étant assez mauvais élève et cherchant à tout prix de nouvelles distractions pendant la durée même des cours, me promet alors une de ses cassettes de Pink Floyd en échange de mon CD d'installation du logiciel PC de la calculatrice Casio G35, lui permettant d'installer "Snake" et un casse brique sur sa calculette afin de passer le temps en cours de maths. Quelques jours plus tard, je lui refile le CD, et plus tard dans la même journée, il revient au lycée avec ladite cassette de Pink Floyd. Seulement voila, il ne s'agit pas de Dark Side Of The Moon comme je le lui avait demandé, mais de A Momentary Lapse Of Reason.


"Je me suis trompé dans les K7, toutes les boîtes se ressemblent" dit-il, un sourire malin aux lèvres. Evidemment, il ne voulait surtout pas se séparer de son album préféré des Floyd, même si c'était une vulgaire K7 piratée par son père dix ans auparavant...


Soit.


Le fait est que j'avais désormais de la nouvelle musique à écouter, qui plus est d'un groupe que je ne connaissais qu'à peine puisqu'un autre ami, un peu plus tôt alors que j'étais au collège, me matraquait sans arrêt la suite "Another Brick In The Wall Pt.1/The Happiest Days Of Our Lives/Another Brick In The Wall Pt.2" et tenta un jour de me montrer Pink Floyd's The Wall, le film d'Alan Parker (sans succès, je préférais encore jouer avec lui à Left 4 Dead et GTA à cette époque, mais n'oublions pas j'avais alors que 13 ou 14 ans)...


Aussitôt rentré chez moi par cette même belle journée de juin, je fonce dans ma chambre, colle la K7 dans la gueule ouverte du lecteur de mon petit poste avant de poser un oreiller par terre afin de m'y poser pour regarder les nuages à travers mon velux ouvert. Alors que les premières mesures de "Signs Of Life" retentissaient, j'étais déjà parti loin dans mon monde, surfant sur les nuages de mon imagination. Quand l'intro de "One Slip" torturait les baffles de mon petit poste radiocassette avec ces sons étranges de machines et de synthétiseurs, j'avais définitivement trouvé l'album qui ferait tout ou partie de la bande-son de mon été, et de ma vie. Chose étrange, à la fin de la Face A et après "On The Turning Away" (que j'aimais déjà un peu moins), le père de mon pote avait dû mal effacer la K7 avant d'enregistrer cet album de Pink Floyd car une version live du "I Believe" de Tears For Fears restait encore sur la bande, me faisant penser que ce morceau précis faisait partie de l'album. Etant donné qu'il s'agissait d'une K7 pirate sans infos dans la boite, que je n'avais pas encore eu la présence d'esprit de me renseigner sur l'album, je ne me suis pas posé davantage de questions, considérant ce titre comme faisant partie prenante de l'album que j'écoutais alors. La Face B m'envoutait davantage encore, et à mesure que le soleil se couchait, je planait dans un monde bien à moi, m'imaginant mes potes et moi figurant dans un générique de série télé policière quand j'écoutait "Yet Another Movie", ou bien survolant une mégapole américaine à mesure que le solo de "Sorrow" envahissait l'espace sonore de ma chambre. Il est clair que A Momentary Lapse Of Reason m'a définitivement conquis ce jour là. Depuis lors, je ne suis jamais revenu en arrière, et, quand on me demande quel est mon album favori de Pink Floyd, c'est avec plaisir que je cite son titre, aux côtés de The Final Cut et Animals, ce qui ne manque pas de créer une certaine surprise chez certains.


Depuis cette date fatidique de juin 2012, j'ai eu tout le loisir de prendre renseignements concernant ce disque : comment Roger Waters, autoproclamé chef du groupe avait décidé de le quitter en 1985. Comment David Gilmour, remonté comme jamais, avait décidé avec Nick Mason de continuer de sortir des disques sous le nom de Pink Floyd. Comment Waters avait alors tenté de foutre un procès au cul des deux autres. Comment Rick Wright s'est vu réintégré dans Pink Floyd pour officiellement "jouer" sur l'album mais surtout officieusement faire davantage pencher la balance du procès en faveur du duo Gilmour/Mason. Comment l'album marchera pas trop mal à sa sortie tout en étant déjà honni par beaucoup, Roger Waters en tête. Comment Pink Floyd partira alors dans la plus grosse tournée de leur histoire entre 1987 et 1989 et enfin comment le groupe, tel un phénix, renaîtra de ses cendres sur une sorte de malentendu.


La principale critique que je lis souvent à propos de Momentary Lapse Of Reason, c'est l'absence de Roger Waters, et donc, presque automatiquement, de thème ou de concept faisant la base de l'album. Il est vrai que Waters est un auteur hors-pair et un fin scénariste quand il s'agit d'écrire et monter des albums et des spectacles-concepts (cf. le projet The Wall, et autant l'album que la tournée que le film). Musicalement pourtant, la présence seule de Waters à la production rends tout de suite ses premiers projets solo faiblards, en tout cas avant qu'il sorte Amused To Death..


Finalement, le projet de remonter Pink Floyd à deux avec un disque, pris en main par Gilmour et Mason, manque en effet peut-être d'un peu de substance et d'un fil directeur, mais musicalement il s'agit là quand même d'un sacré disque. Les fans les plus "intégristes" de Pink Floyd peuvent me détester pour ça, mais j'estime qu'en termes de production et de "musicalité", A Momentary Lapse Of Reason, par moments, vaut bien un Wish You Were Here. C'est d'ailleurs étonnant de remarquer par exemple l'étonnante ressemblance entre "Signs Of Life" et "Shine On You Crazy Diamonds I-V" (qui plus est quand Pink Floyd jouera les deux titres en introduction de leurs concerts pendant l'année 1988).


L'autre critique majeure qu'on retrouve le plus, c'est que Nick Mason et Rick Wright ont beau être affiliés au projet, l'album sonne (je cite) "comme un album solo de David Gilmour". Si en effet les participations de Mason et Wright sont réduites (Mason joue à peine de la batterie et Wright, je le disait, avait, certes, enregistré plusieurs overdubs et plusieurs solos, ceux-ci sont pour la plupart non retenus dans le mix final), ce n'est pas pour autant un "album solo" de Gilmour. Il suffit de regarder ce que Gilmour à pondu quelques années auparavant avec son deuxième opus solo, About Face, un disque de soft rock assez disgracieux, pour s'en convaincre définitivement. En revanche, oui, en effet Gilmour a composé la plupart des titres, mais non pas dans un esprit d'écriture "solo", mais dans une veine "Pink Floydienne". On pourrait également penser que ce disque n'a été produit que pour donner raison de plus à Gilmour de gagner son procès face à Waters concernant l'utilisation du nom Pink Floyd, mais à ce moment là, les trois autres membres du groupe auraient tout aussi bien pu utiliser un nouveau nom et certainement rester tout autant populaires. Je me tourne à ce titre vers le groupe Yes, qui a connu un nombre incalculables de remaniements dans les line-up sans vraiment connaître de pertes de succès immenses, notamment avec le groupe reformé sous le nom Anderson Bruford Wakeman Howe face au line-up officiel de Trevor Rabin qui donnait le tournis aux fans à la fin des années 1980.


Tout ça pour dire qu'à mon humble avis, A Momentary Lapse Of Reason est non seulement bel et bien un album de Pink Floyd, mais également un bon album avec ça. Evidemment, le fait qu'il s'agisse de mon favori n'engage que moi, mais j'ai toujours trouvé dommage de voir ce disque souvent relégué comme le mouton noir de la discographie du Floyd. A ce titre, si l'on veut vraiment en désigner un, pourquoi ne pas se tourner vers des disques nettement plus faibles du groupe comme Ummagumma ou The Endless River ? Pour définitivement me donner raison sur le fait que le line-up Gilmour/Mason/Wright est Pink Floyd, il suffit de regarder ce qu'ils ont produit par la suite, c'est à dire un excellent autre album, The Division Bell, qui rappelle non-seulement le meilleur de A Momentary Lapse Of Reason, mais retourne également à certains fondamentaux dans la "mythologie Floydienne" (la compo et le chant de Wright, les batteries et effets sonores de Mason, etc, etc...). Je ne dis pas que The Division Bell est un meilleur album que Momentary Lapse Of Reason, car je n'ai non seulement pas le même rapport avec l'album mais aussi parce que je pense moins apprécier certains titres que je trouve lourds sur cet avant-dernier opus du groupe, mais, n'en déplaise à certains, ça reste aussi un excellent disque de Pink Floyd.


Bref. Trêve de spéculations et autres digressions.


Il est évident pour moi de bien dire que cet album, titré peut-être de manière humoristique A Momentary Lapse Of Reason par rapport au procès Gilmour VS Waters, reste selon moi l'un des meilleurs efforts discographiques du groupe. "Signs Of Life" est une excellente introduction, évoquant le Floyd des années 1970 et réveillant en moi des images de Close Encouters Of The Third Kind (peut-être à cause du sifflement synthétique). "Learning To Fly" est certainement l'un de ces titres qui peut concourir dans un top 10 des meilleurs chansons pop du groupe, et c'est également une bonne preuve que le Floyd peut composer quelque chose d'abordable sans renier leur marque de fabrique (chœurs féminins, breaks planants, solo de Gilmour et bruitages de Mason). "Dogs Of War", c'est la preuve que Pink Floyd peut aussi faire du neuf avec du vieux, convoquant le saxophone de Dark Side Of The Moon sur les dernières technologies de pointe (le fameux Fairlight CMI, un instrument auquel Rick Wright s'est frotté en composant le trop méconnu Identity, album qu'il a cosigné au sein du groupe ZEE en 1984). "One Slip" est là encore un excellent morceau de pop planant, avec la basse claquante du génie Tony Levin, le bassiste de King Crimson et Peter Gabriel. "On The Turning Away", même si c'est selon moi le titre le plus faible de ce disque demeure une très belle balade, rappelant là encore les fantômes des albums passés. "Yet Another Movie/Round And Around" est non seulement un titre très cinématique (générique de série policière, remember), c'est également l'un des titres les plus puissants de Momentary Lapse Of Reason, et l'un des plus sévèrement sous-coté par les fans du Floyd. Son interprétation live dans Delicate Sound Of Thunder est encore plus savoureuse. Les "A New Machine Pt.1" et "Pt.2" sont la preuve que Pink Floyd vit avec son temps, et même si c'est étrange d'entendre Gilmour faire du Kraftwerk en jouant avec un vocoder sur sa voix, les deux titres, par leur prestance et "l'espace" qui réside dans le son, font parfaitement office d'intro et d'outro à une autre pièce trop méconnue de ce disque, à savoir l'envoutante "Terminal Frost" et son envolée lyrique au saxophone. Enfin, last but not least, l'un des titres les plus puissants du groupe, toutes époques confondues, à savoir "Sorrow" et son incroyable solo introductif (enregistré dans un stade vide pour approcher le bon effet de reverb, rien que ça, vive la démesure du prog-rock) suivi de cet incroyable chanson qui reste selon moi l'un des meilleurs textes signés par Gilmour en solo, sans aide aucune. Pour un type qui n'a jamais aimé écrire, c'est plutôt vraiment pas mal.


Alors oui en effet, pour le puriste, on est loin de l'enchainement génial des titres de Dark Side Of The Moon ou de la première partie de The Wall. Pourtant ces morceaux ont vraiment une part de génie qui les rendent tous uniques. On a beau dire que ce n'est pas du Pink Floyd, ils sont reconnaissables à la première mesure comme des titres de Pink Floyd. Un je ne sais quoi de chimie en font selon moi de véritables perles. Et pour ceux qui jugent que ces titres ont mal vieillis (comme Gilmour lui même), je vous invite à écouter le nouveau mix commandé par ce dernier tel qu'il est ressorti dans le coffret The Later Years : 1987-2019, qui permet à l'ensemble de sonner un peu moins "80's" et d'inclure davantage de participations de Mason et de Wright. Cela dit, pour moi, ça tient presque de l'hérésie, surtout quand on connaît par cœur les arrangements et les mixages d'origine...


Voila tout.
Sans avoir comme ambition de faire changer d'avis toutes les personnes qui n'aiment pas A Momentary Lapse Of Reason, j'espère au moins avoir pu vous divertir cinq minutes et vous donner l'envie d'écouter à nouveau cet album. Après tout, c'est tout ce que je demande !
Posez vous sous un velux, passez-le vous à bon volume et n'hésitez pas à planner en regardant les nuages... Qui sait, ce disque pourrait finalement vous plaire ?

Blank_Frank
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le 2 nov. 2020

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Blank_Frank

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