Battle Hymns
6.8
Battle Hymns

Album de Manowar (1982)

Pour la création du monde, Hésiode a imaginé Chaos, un incommensurable trou béant dans lequel toute matière tombait pour connaître une chute sans fin, où toute particule se perdait à jamais. Chaos n’avait pas de conscience, il se contentait d’être une gargantuesque faille béante, une cavité cosmique qui engloutissait tout et n’importe quoi, parce qu’il ne connaissait aucune autre fonction.

Puis, sans prévenir, Chaos engendra Gaïa, la déesse mère et créatrice de la planète Terre, qui elle-même engendra, seule, Pontos (les Fleuves), Ouréa (les Montagnes) et Ouranos, le Ciel, qui, avant de se faire couper le zizi par un de ses fils, passera son temps à copuler avec sa mère pour que celle-ci engendrât toute une tripotée d’enfants divers et variés.
Chaos était le néant, le désordre, le vide total qui ne pouvait rien porter, sur lequel aucun élément ne pouvait reposer, ni même survivre. Gaïa, par ses créations et sa descendance, vint donner de l’ordre à ce chaos originel en le délimitant par l’espace et le temps. Aussitôt qu’elle apparut, elle transforma la faille gravitationnelle cosmique qui aspirait tout ce qui croisait son chemin en un espace solide, une terre ferme où désormais toute chose pouvait se tenir, exister. Fini les chutes sans fin dans les profondeurs incommensurables de Chaos, maintenant, grâce à Gaïa, tout devint tangible, tout devint perceptible car soumis à deux choses indispensables à tout être se prétendant vivant : à l’espace et au temps.

Avant Manowar, il y avait la musique en général. En 1981, elle engendra l’album Battle Hymns, fruit de quatre américains menés par Joey DeMaio. À l’instar de Gaïa, qui, par le biais de ses créations apporta à l’Univers une renaissance, une structure inédite, les démiurges de Manowar, par le biais de leurs riffs, chansons et marcels en cuir, créèrent un monde, un ordre inédit, une terre ferme où pléthore de bigots dithyrambiques et excessivement subjectifs purent, et peuvent encore, poser pied en toute sécurité.
Je sais, c’est tiré par les cheveux et très exagéré, mais c’est Manowar, et j’ai beau me forcer, je suis incapable de critiquer ce groupe tant il paraît à mes yeux et oreilles, intouchable, divin, titanesque, insurpassable.

Aucune de mes critiques de Manowar ne sera objective, donc il ne faut pas s’attendre à ce que celle de leur tout premier album ne soit autre chose d’un déluge de louanges. Mais je tâcherai de rester modéré, un peu d’objectivité critique est nécessaire dans le torrent de compliments dévots que j’adresserai à ce groupe dans le cadre de la mise par écrit de mes ressentis concernant ces musiciens en marcel en cuir. Un excès d’éloges finit par lasser, et si tout n’est qu’éloges, alors il n’y a plus d’éloges ! Mais est-ce ma faute si Manowar banalise le monumental ?!

Manowar c’est le groupe qui ne laisse pas indifférent. Certains les vénèrent, d’autres les détestent, certains autres les trouvent ridicules et limités musicalement, et, beaucoup ne connaissent même pas ce groupe. Inutile de préciser de quelle catégorie je fais partie. Quand j’écoute Manowar, c’est toujours pareil : une ligne de basse chevaleresque de De Maio suffit à me mettre en transe, quelques secondes d’audition de la tessiture puissante d’Eric Adams et je me transporte aussitôt dans l’oubli de moi-même, et quand je redescends sur Terre, je me dis systématiquement : « Mais comment font-ils pour être aussi bons ? ».

Je ne suis nullement mélomane, et encore moins musicien chevronné, donc tout ce que je peux critiquer, ou plutôt décrire, c’est l’émotion unique que ce groupe me procure. Et Manowar ne le fait pas avec une seule ou deux chansons, non, je ne compte même plus le nombre de morceaux épiques qui parviennent à saisir toute mon âme lors d’une écoute.

Bon, cette critique sera délivrée sous la plume de quelqu’un qui connaît déjà bien Manowar, et qui a écouté un nombre incalculable de fois tous les albums. Je jugerai donc de manière anachronique, et il est certain que ma critique aurait été très différente s’il s’agissait là de ma première écoute de Battle Hymns. Parce que, j’ose le dire, mais certains morceaux (Shell Shock, Manowar) me lassent un peu, me laissent même plutôt indifférent, je les aurais certainement effacés de ma mémoire à tout jamais s’ils n’eurent point figuré au sein de la discographie du quatuor en cuir et peaux de bêtes.

Tout géant, aussi féroce et invincible qu’il soit, a été embryon, puis nourrisson. Battle Hymns, c’est le nourrisson qui vagit. Si les balbutiements entendus dans Death Tone, Shell Shock ou Manowar sont bien assez classiques, Metal Daze, quant à lui, détient la puissance nécessaire pour permettre aux oreilles de déceler la bête qui sommeille dans le bébé aux langes de cuir.
Son riff, simple mais efficace, est assez entraînant pour que l’on tende l’oreille, puis Eric Adams vient chanter par-dessus, et c’est là que le niveau s’élève. Les chœurs sont un peu faiblards et naïfs, les paroles sont niaises et éculées, mais bon, on s’en fout, le morceau est bon !

Fast Taker monte la qualité d’un cran, enfin la qualité, je ne peux pas vraiment juger vu que je ne suis nullement un mélomane aguerri, mais l’émotion que le groupe cherche à transmettre est parfaitement ressentie en ce qui me concerne. Adams chante toujours aussi bien, le tempo rapide ne lasse pas, les solos de Ross sont tous plus énergiques les uns que les autres…bref : du très bon !
Shell Shock est un morceau au riff assez banal et oubliable, idem pour les couplets, itou pour le refrain, même rengaine pour le solo. Bon, le cri d’Adams au début de la chanson est jouissif, mais c’est Eric Adams, n’oublions pas que le bougre banalise l’excellence.

Death Tone, je le vois comme le genre de balbutiements hésitants qu’un élève introverti émet lorsqu’il doit prendre la parole devant un parterre de professeurs aux regards intimidants. C’est Manowar qui se cherche, tout le monde passe par-là.
Manowar, la chanson tirée du nom du groupe, est de la même veine. C’est celle qui introduit tous les concerts du groupe, donc bon, on la connaît bien, on chantonne à l’unisson en attendant la suite, comme on le ferait avec le générique d’introduction d’un épisode d’une série.

Sans doute poussé par son égo gargantuesque, Joey DeMaio qui, si vous voulez mon avis, a bien raison d’avoir un égo gargantuesque, se fend d’un solo de basse, de SON solo de basse. Chaque album du groupe sera d’ailleurs gratifié de ce que j’appelle l’instant narcissique de DeMaio. Pour Battle Hymns, il choisit de reprendre l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini. Bon, pourquoi pas. Comme dirait Marc-Aurèle : « Voyez les épis courbés par leur poids vers le sol, le plissement de front du lion, l’écume qui coule de la gueule du sanglier et beaucoup d’autres choses encore ; considérées en elles-mêmes, elles sont loin d’être belles, mais par cela seul qu’elles accompagnent le développement des créations de la nature, elles y ajoutent un ornement et un attrait. Il suffit de sentir et de comprendre [un peu] profondément la vie de l’univers pour trouver en presque tous les phénomènes qui la manifestent et même qui l’accompagnent un accord qui a bien son charme. »

Si l’on se place d’un point de vue stoïcien, une chose jugée laide peut être en réalité très belle, si elle fait partie d’un tout cohérent. De la bave de sanglier, ce n’est pas beau, c’est même repoussant, mais un sanglier ne serait pas un sanglier s’il ne bavait pas, son écume ne doit donc pas être écartée, mais intégrée à la beauté (au sens d’un tout cohérent et harmonieux) intrinsèque du sanglier. Pour Manowar, c’est pareil. Un album de Manowar ne serait pas un album de Manowar si Joey DeMaio ne venait pas y faire son zinbouinbouin, s’il ne le gratifiait pas d’un de ses solos de basse qui prennent un morceau entier de la galette. Et puis bon, c’est son groupe après tout !

Battle Hymn commence doucement et nous mène ensuite, tambours battants, vers des horizons épiques de guerre dévouée, de bataille féroce. La rythmique cavalcade nous prend aux tripes et nous donne envie de joindre les guerriers pour leur prêter main forte, pour transpercer la chair ennemie avec nos glaives, pour égorger les rivaux fantassins et dresser leurs antagonistes têtes décapitées au-dessus des nôtres en hurlant sa rage de vaincre, sa soif de combattre, sa dévotion viscérale en faveur de notre camaraderie sanguinairement fraternelle. Le riff de basse se taille la part du lion. Il est simple, répétitif, redondant, mais pur, magnifique, évocateur. C’est l’énergie infinie qui sert de carburant à notre âme, l’étendard porté infatigablement pour rallier les frères au combat et les mener à la victoire par l’hémoglobine et l’acier. Tout comme un frère d’arme, un sergent, un meneur de troupe, DeMaio ne nous lâche pas, il nous encourage même à continuer la bataille à n’importe quel prix. Et comme si cela ne suffisait pas, Eric Adams se démène pour nous haranguer, use ses cortes vocales pour nous transmettre sa rage de vaincre, sa voix se mue en chant de la victoire, en clairon d’airain qui effraie les ennemis et transcende les alliés. Le titre de la chanson se traduit par l’Hymne à la Bataille, on ne peut pas faire plus pertinent et réussi. Battle Hymn c’est la chanson pour partir au combat, la partition héroïque et vibrante qui accompagne toute épopée guerrière. Nul besoin d’en dire plus. La version jouée en concert est indescriptible.
J’ai gardé Dark Avenger pour la fin. La ligne de basse, qui commence doucement, fait l’effet d’une sombre nuée, assez éloignée pour être relativisée, assez menaçante pour être crainte. Eric Adams vient chanter calmement dessus, avec une
pointe de ressentiment et un soupçon de colère froide pour que l’on comprenne le sérieux du sujet : un guerrier dépouillé de ses terres et privé de son avenir. Il a bafoué les règles des Anciens, donc ceux-ci lui ont crevé un œil, et laissé pour mort sur les bords d’un océan. Au cours de sublimes couplets qui, menés par un tempo lent, mêlent lyrisme et métaphysique funeste, on apprend davantage sur le triste sort de cet homme, aux os sûrement brisés, qui succombe physiquement, mais dont l’esprit survit. Du fond de l’océan, le navire des âmes perdues surgit et l’emmène là où personne ne dort, là où les âmes en peines pleurent. Sur ses anciennes terres, les Anciens chantent leur bonheur. Puis vient un passage narratif où Orson Welles en personne vient appliquer sa prose dans un passage narratif splendide. Accompagné par la seule ligne de basse de DeMaio, Welles, de son timbre à la fois sobre et grandiose, nous conte le voyage transcendantal de l’esprit du guerrier, rencontré aux portes de l’Hadès par les gardiens des âmes perdues, les protecteurs des invengés. Ces gardiens lui refusent l’accès aux Enfers, ils lui indiquent qu’il doit retourner d’où il vient, pas seulement pour soulager sa colère, mais pour absoudre les âmes des invengés. Afin de l’aider dans cette quête, ils lui pourvoient une d’épée mystique forgée dans le soufre et trempée dans les larmes de douleur des non vengés, et pour le ramener vers la terre, ils le gratifient de leur sinistre destrier, un cheval de guerre dont les coups de sabots résonnent comme le tonnerre. Quand Orson Welles raconte tout ça, accompagné par une ligne de basse magnifique de ressentiment et de mélancolie, on ne peut pas en ressortir indemne, non, on ne peut pas. Notre centre émotionnel est marqué au fer rouge. Puis vient la violence. Incarnant le guerrier de retour sur terre sur libérer son effroyable colère, Eric Adams délivre un cri illustrant la haine fougueuse et incommensurable du vengeur sombre. Puis le tempo rapide soutient les vers remplis de violence déclamés par le guerrier. Il parle de viol, de meurtre, de sang, il s’en prend aux femmes et aux enfants. Oui, c’est horrible, c’est atroce, mais il s’agit de la mise en musique, une interprétation esthétique d’un retour d’un homme aveuglé par sa soif de revanche, qui est tellement consumé par la haine qu’il en vient à commettre les pires crimes envers ceux qui ont causé sa terrible perte. L’œuvre d’un être qui n’est plus humain a de quoi être choquante, là aussi, on ressort marqué par l’expérience. Adams monte sa voix d’un cran pour clore sa prestation, et Ross the Boss lui fait écho en reprenant la mélodie vengeresse avec sa guitare. L’explosion de violence se termine sèchement. In cauda venenum. Mes aïeux…quelle chanson ! La version jouée en concert est indescriptible.

La première œuvre du groupe montre donc des bribes d’une grandeur colossale. Si quelques passages peuvent sonner un peu faiblards, maladroits et hésitants (les chœurs dans Battle Hymn, le style à mi-chemin entre le heavy metal classique et le genre « power metal » que Manowar cherche à développer), il se dégage toutefois une identité et une harmonie au potentiel de puissance dément. Death Tone, Shell Shock, Manowar et Metal Daze sont des balbutiements. Dark Avenger et Battle Hymn prouvent que ce sont là les balbutiements d’un géant en devenir.

Ubuesque_jarapaf
8

Créée

le 2 août 2022

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