Blue Sunshine
7.5
Blue Sunshine

Album de The Glove (1983)

En 1982, après une genèse chaotique, The Cure accouche dans la douleur d’un album qui deviendra culte : "Pornography". Violent et hanté par cette ombrageuse folie que provoquent souvent les excès de drogue, celui-ci a bien failli être synonyme de testament pour Smith, mais aussi pour le groupe lui-même, dont la mort clinique fut officiellement annoncée après une tournée à l’ambiance glauque, où la tension accumulée au fil des mois atteignit un paroxysme qui ne pouvait mener qu’à l’autodestruction. L’histoire montrera que le décès de The Cure avait peut-être été prononcé un peu trop vite, et qu’il s’agissait plutôt d’une période de coma profond. Mais loin de rester inerte comme un légume, Robert Smith en profitera pour essayer de se réinventer, de se remettre en question. Il sortira, uniquement accompagné de Lol Tolhurst (ou presque), une série de singles qu’il qualifiera de "pop stupide" ("The walk" / "Let’s go to bed" / "The lovecats"), ainsi que le projet qui nous intéresse ici : "Blue Sunshine".


Vous l’aurez constaté, celui-ci est crédité "The Glove", preuve que Smith est bel et bien sous le coup d’une nouvelle impulsion. Et cette impulsion s’appelle Steve Severin, bassiste de Siouxsie and the Banshees, qui est même davantage l’instigateur du projet. Contrairement à son pote, en cette année 83, Severin n’a aucun problème avec les membres de son groupe. Mais allez savoir, peut-être qu’il s’emmerdait le soir en rentrant du studio, alors il lui a proposé cette alternative, qui ne pouvait que séduire l’intéressé, quand on connaît le contexte. Voici comment est né "Blue Sunshine"(nom inspiré, on s’en doute, du film sorti à la fin des années 70), dont l’enregistrement se fera dans une débauche éhontée de LSD, de films de cul et de séries B en tous genres. Qui se ressentira largement, comme on pouvait s’en douter, sur la musique, imbibée d’un psychédélisme saisissant, exotique et extrêmement typé, qui supporte encore sans sourciller l’épreuve du temps.
Interdit de chant par sa maison de disques, qui, contrairement à lui, ne voit pas tout ça d’un très bon œil, Smith ne parviendra à poser sa voix que sur deux titres : "Mr Alphabet says" et "Perfect murder". Mais pas besoin de plus pour constater le changement qui s’opère : la rigueur et la morosité de "Pornography" passent à la trappe. Le disque est pour lui un exutoire évident : il y trouve un second souffle, joue avec sa voix, minaude, se lâche dans les aigüs, épouse avec délectation l’univers fantasmagorique créé avec Severin. Oui mais bon, c’est bien joli, mais qui ont-ils bien pu trouver pour chanter le reste ? Ce sera une certaine Jeanette Landray, qui n’était autre que la petite amie du batteur des Banshees et n’avait à priori aucune expérience des studios… Toutefois, on reste dans le même cercle.


Et figurez-vous que pour une amatrice, coup de bol ou pas, Landray s’en sort vraiment bien. Son timbre rappelle parfois celui d’Annie Lennox, mais son style est un peu plus trash. Tout cela participe encore à l’originalité du disque, qui débute par "Like an animal" (le premier single). Déjà, le morceau vous transporte dans une sorte de dimension parallèle, le genre qui aurait plusieurs lunes, fourmillerait de plantes carnivores et serait peuplée des personnages de "L’Ile du Docteur Moreau". On reste assez subjugué par l’atmosphère unique qui s’en dégage, annonciatrice de ce que nous réserve la suite. Et la suite, c’est du délire complet, potache mais ultra maîtrisé. Une sorte de sensualité nonchalante imprègne "Looking-glass girl" et "Sex-eye-make-up", couplée à des sonorités arabisantes qui leur vont comme un gant : on a l’impression d’assister à une danse du ventre un peu paresseuse, prodiguée par une esclave trop belle pour être vraie, mirage féminin né du simoun ("She just woke up today to do as she’s told / Do you want to touch her ?", propose Landray, sachant déjà qu’elle s’évanouira au moindre contact). Erotisme sous-jacent, états seconds, orientalisme hypnotisant : on tient là les principaux ingrédients qui composent le disque, et nous sont resservis avec davantage de brio encore sur "This green city" et "Orgy" (l’un des sommets de cet opus). Entre flûte déglinguée, sonorités electro audacieuses et guitares zigzaguantes, le duo de fakirs Smith / Severin marche sur les braises d’une pop décomplexée qui charmerait et ferait danser n’importe quel serpent un peu récalcitrant. Au milieu des dunes et des sables mouvants dans lesquels ils semblent parfois vouloir nous précipiter, on ne s’étonnera pas non plus de trouver une oasis de calme et de volupté : totalement instrumental, "A blues in drag" est un titre aquatique et langoureux, dont le rythme lent et le piano cristallin semblent vouloir vous plonger dans un sommeil sans fin, comme par enchantement. Si la berceuse est de courte durée, les notes résonnent encore longtemps dans la tête par la suite, prolongeant le voile d’onirisme qu’elles ont tissé.


Du cinéma horrifique et / ou érotique dont ils se sont empiffrés, les deux musiciens auront finalement conservé l’image de la "maîtresse-femme", à la fois conquérante, sexy et cruelle. Un fantasme particulièrement mis en avant sur l’extravagante "Punish me with kisses" (divagation SM sur un amour non partagé) et la génialissime "Mouth to mouth" , superbe évocation du "cannibalisme amoureux" (désir de posséder son partenaire jusqu’à le dévorer) qui reviendra hanter Smith quelques années plus tard sur le titre "The kiss". Avec sa mélodie fiévreuse et son texte sibyllin, le morceau clôt l’album de la meilleure manière qui soit. On ressort conquis par ce voyage musical au pays des mille et une nuits, véritable démonstration de talent de la part de deux poids lourds de la new-wave qui, sans trop se prendre au sérieux, auront su créer, mine de rien, un disque à la fois marquant et obscur, à ranger aux côtés des influences qui l’ont inspiré.

Psychedeclic
8
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le 5 sept. 2015

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