Né au Congo et débarqué directement en Seine-Saint-Denis à l’âge de 10 ans, Despo dit lui-même n’avoir jamais connu autre chose que la violence. Rapidement, il prend pour idoles les rappeurs de son département qui ont en commun ce goût de l’insurrection. Endossant fièrement l’héritage musical du 93, son EP introductif Les Sirènes du Charbon est un brûlot antisystème. Mais pour son premier album, sorti quatre ans plus tard, il ne veut plus seulement détruire. Il veut déconstruire.



Représente ton block, mais n’en fais pas trop / N’oublie pas que nos darons font semblant d’être heureux dans ces putains de logements infectes



Dans Convictions Suicidaires, Despo rappe chaque ligne comme s’il voulait que plus personne n’ose toucher un micro après lui. Contrairement à tous ceux qui l’ont précédé, il ose cracher sa vérité sans prendre le soin d’y ajouter une note d’espoir, y compris celle que peut (paradoxalement) représenter un cri d’alarme. Plus que le système, c’est désormais ce qui a permis à ce dernier de naître et de perdurer qu’il veut dénoncer : l’hypocrisie de l’Homme.



Alors je ne cautionne pas le deal bébé / Mais les grossistes ont le mérite de ne pas demander aux gars d’la tess d’être des blonds aux yeux bleus



Cette entreprise, qui n’a peut-être pas de fin, aura au moins le mérite de ne laisser personne à l’abri. Loin de tout manichéisme, Roots veut faire tomber les masques des ennemis comme des faux-amis. Empilant les punchlines avec une forme d’urgence telle qu’on dirait que le temps lui est compté, sa bouche est, comme il le dit lui-même, une lame venue asséner la blessante vérité à chaque mesure.



On remboursera pas la dette de l’Afrique en prenant le monopole de la coke



C’est aussi dans la forme que Despo déconstruit le rap et ses fondamentaux. Souvent hors-beat, il semble sortir du rythme comme pour mieux y réentrer quelques mesures plus tard. Là où un autre rappeur marquerait la fin d’un couplet bien technique par une punchline, lui se contente d’une courte assonance pour souligner une punchline au milieu de dizaines d’autres.


Si l’envie lui prend de rire au milieu d’une phrase, il rit. S’il veut parler au milieu d’un morceau, il parle (et c’est rarement pour faire la promotion du BEP chaussure). Et si, par chance, une de ses métaphores se conclue par une rime, que l’auditeur s’estime heureux, car comme à chaque fois que quelque chose de beau sort de ses textes, ce n’est en fait qu’une furtive accalmie au milieu de la tempête.



J’affectionne moins les drapeaux que les gens / L’homme peut suivre son cœur, les drapeaux eux suivent la direction du vent



Mais tout ça ne serait rien sans son sens de l’interprétation unique. Lui qu’on avait entendu dans un registre quasi-exclusif à ses débuts, très dur et enragé, il dévoile sur ce projet autant de nuances qu’il semble avoir de démons qui l’habitent. Possédé, Despo chante comme un sorcier vaudou sur les ruines d’une civilisation condamnée, et martèle certaines images jusqu’à déformer la réalité et rendre ses visions palpables.



On veut pas de la police de proximité ici / Parce qu’elle est beaucoup trop près pour rater sa cible



Impossible après ça d’entendre l’expression « police de proximité » sans y associer les mots du griot du 93. Guidé par une diction inimitable et un accent brandit en étendard, l’auditeur suit le emcee au milieu des décombres de mots et de pensées. Toujours sur le fil, impossible de dire s’il est un psychopathe ou un visionnaire, un fou ou un homme sur le point de le devenir à force de lucidité.


Malheureusement, l’équilibre était trop frêle pour être maintenu indéfiniment. En proie à la maladie mentale depuis quelques années, celui qui voulait être le plus proche du soleil a fini par se brûler les ailes. Mais ça aussi, il l’avait vu, comme en témoigne l’immense premier couplet du morceau-éponyme.



On y a cru dur comme fer, on l’a gueulé tellement fort qu’on en est devenus fous



A noter néanmoins que ses aller-retours en HP ne l’ont pas empêché de continuer à enregistrer. Beaucoup de déchets certes, mais aussi quelques titres nous rassurant sur le fait qu’il n’a pas perdu son sens de l’humour (je me contenterais de citer J’aime ma psychiatre comme un fou et l’incontournable Emmanuel Petit est un grand). Puis quelques chefs-d’œuvre aussi, des plongées uniques dans l’esprit d’un homme passé de l’autre côté du miroir.


Dix ans après la sortie de Convictions Suicidaires, ses réflexions semblent plus actuelles encore qu’à l’époque. Pourtant, un paradoxe demeure. Celui qui a essayé de rapper chaque morceau comme s’il voulait mettre fin au rap français, à une période où cette ambition paraissait presque raisonnable, est devenu depuis une source d’influence pour certaines têtes d’affiche d’un rap connaissant un nouvel âge d’or. De Kaaris à Dinos en passant par Sofiane, tous se sont réclamés de Despo Rutti.



Oui Boss a envoyé la pluie pour laver leurs fautes / Mais le sang est six fois plus épais que l’eau



Alors ne faisons pas de lui un énième roi sans couronne. Même s’il n’est pas forcément un rappeur facile d’accès, aucun doute qu’il mérite l’effort de s’acclimater à son style faussement brouillon. Le live d’Innenregistrable sur Skyrock peut être une porte d’entrée intéressante sur son œuvre tant il est difficile de ne pas être hypnotisé par la performance. Avec ce morceau, sûrement le meilleur de l’album, on comprend pourquoi c’est dans le chaos que Despo atteint le sommet de son Art.


Quant à l’avenir, souhaitons-nous d’entendre parler de Pascal Azusimba pour ce en quoi il est le meilleur : la musique.

Yanga
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le 9 févr. 2020

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