Disintegration
8.1
Disintegration

Album de The Cure (1989)

1989 : la Cure-Mania est entrée. En se la jouant plus "pop", tout en devenant l'étendard du gothique et du mal-être adolescent, The Cure marque la décennie au Mi rouge. Robert Smith épouse son amour de jeunesse. Pourtant, il n'a pas oublié les leçons de "Pornography" : adoucir d'accord, mais tricher à soi-même ? Il était d'humeur adoucie pour son "Kiss, Kiss, Kiss" ; maintenant la Trentaine pointe, et elle n'est pas pop du tout, malgré toutes les belles choses qui lui arrivent. Il veut créer LE chef d'œuvre qui mettra tout le monde d'accord, assoira son étiquette de musicien définitivement, en somme ne pas rester un effet d'époque. On pourra dire que c'est déjà ça, qu'il n'a pas à s'en plaindre ; ce à quoi je pense tout de suite à Kev Adams dans un genre extrêmement opposé, symbole incontestable de la génération 2000, et qu'aujourd'hui tout le monde a honte d'aimer et cherche à enterrer. Smith ne voulait pas ça, il vaut mieux que ça. Tout artiste a une Tour qui donne sur l'ensemble de son œuvre, avec adhésion et accomplissement (je pense même qu'il y en a deux personnellement, et "Seventeen Seconds" serait la deuxième Tour du groupe objectivement). "Disintegration" sera ce belvédère, donnant sur des champs de fleurs bleues et de pluies Anglaises.
Pourtant, le premier son est celui... d'un carillon. Un carillon, tout doux, comme les albums précédents : on repart sur les mêmes bases ? Mais non, explosion mélancolique, l'auditeur est plongé dans un bain de luxure sonore. La principale qualité de l'album saute à l'oreille pour ne plus en sortir : son ambiance. Dans "Pornography", elle est enclavée, elle tourne autour de l'auditeur et le piège; ici, c'est plutôt une bulle, que l'on ne peut éclater, qui déforme le monde par des filtres comme des vitraux mélancoliques, et laisse libre cours à l'auditeur pour laisser flotter son écoute à sa guise. Exactement une autre manière d'écouter, et pourtant, le fond reste le même : un Enfer à portée de main, juste plus doux, alangui, insidieux. Les claviers volent, les guitares sont ailleurs, la batterie est un écho de cœur. Et Smith est LE clairon de ce psychédélisme planant, un cold-wave qui atteint ici son apogée, surgit au bout de deux minutes d'instrumental magnifique. "Pictures of You", malgré ses paroles plus consistantes, repose sur les mêmes fondements musicaux. La poésie des thèmes, et surtout la langueur longue des mélodies, embarquent l'auditeur dans une pirogue maudite. "Closedown" revient à un son plus droit au but : les claviers ont une mélodie précise à jouer, la batterie tournicote avec elle, mais malgré une structure plus classique, la chanson garde cette identité planante, qui constituera la cohérence globale de l'album, qui en fera un ouvrage à part entière.
Mais y'a "LoveSong", seule chanson qui contredit cette atmosphère, à l'exception des mouvements de cordes artificielles au fond. Pour cause, c'est un cadeau de mariage cette chanson... Autant dire que j'apprécie cette chanson juste pour la chanter avec mon amoureuse, là c'est un plaisir. Mais si je l'écoute seul chez moi, la fadeur du texte en comparaison du reste, la structure cette fois trop carrée par rapport aux autres, me fait comprendre pourquoi le groupe la considérait comme indésirable. Cela rappelle les années pop, tout simplement, alors qu'ils veulent rappeler leurs amours rock. Bien entendu, ce sera le tube de l'album cette année-là... Sympa, sans plus.
"Last Dance" est marquée par son acoustique qui joue sur l'éloignement, le fait qu'on a l'impression de percevoir de loin les notes pleurantes de la guitare, plutôt qu'elles nous parviennent directement à l'oreille, car embrumées musicalement par des claviers imposants comme les tourments, dissimulant les pleurs. Danse funéraire pas très dansante, dernier acte avant l'écroulement, la valse semble se faire dans les airs, emportés par des mesures s'étouffant de cris de plus en plus aigus. "Lullaby", ou comment conter un cauchemar à partir de "spider-man", sur un ton faussement léger. Sa sensualité trouble (mon amoureuse la chante à la perfection-oui j'ai trop de chance), ses cordes aux claviers qui dialoguent directement avec les guitares simples, son ambiance de rêve étrange qui ne dévoile pas tout, son Robert Smith chuchotant comme une ferme intention d'installer un malaise tout-à-fait confortable, tout concorde pour une chanson unique. Lorsque les "cordes" virevoltent davantage sur sa fin, c'est comme un faux retour à la réalité : l'araignée a agrandie sa toile, et influence la vision de son auteur, qui fait avec et continue de voler dans son univers bleu avec pluies Anglaises. "Fascination Street" est une de mes chansons préférées du disque : elle est plus énergique, mais totalement dans le ton de l'album. J'aime particulièrement le rôle des claviers dedans, qui occupent cette fois totalement l'arrière-plan (ruelles profondes musicales) et le devant de la scène (la mélodie en primeur). Tout suinte, effectivement, la fascination, le fait d'ignorer où l'on va, les visages qu'on croise, ce que nous apprend la nuit.
"Prayers for Rain", prélude de luxe + pour la suivante, est une chanson d'automne s'apprêtant à succomber face à l'hiver, une prière adressée à un ciel qui n'a que pluie en retour. Mais ni l'ambiance musicale ni Smith ne se fait d'illusions ; seulement, il faut bien croire un peu ! Et "The Same Deep Water as You" accomplit cette démarche de lucidité face aux adieux tonitruants que parsèment la Vie durant tout son jeu. La pluie mouille la campagne anglaise, et c'est bien la musique qui vient s'incorporer dans l'ambiance liquide de ces paysages désolés. C'est un lent blues, mourant à petites larmes, qui se voit se liquéfier au même rythme que les sanglots de la Terre. Smith ouvre son âme, et on découvre à l'intérieur l'étendue de sa peine, l'ampleur de son spleen intérieur. Les guitares sèchent les larmes, aux notes courtes mais pile au bon endroit, et la batterie qui balaie les gouttes comme des lave-glace. Et pourtant, là aussi, quelle sensualité paradoxale, quelle grâce dans les formes envolées sans contours...
L'album se finit dans un triptyque lui-même, aux durées descendant mais écartées juste d'une trentaine de secondes, mais surtout plus répétitives au niveau riffs. "Disintegration" est sans doute le morceau le plus énergique de son album éponyme, parce qu'il semble accueillir la Fin comme une fête attendue. Les claviers refrain appuient cet aspect jovial, le seul parmi les instants instrumentaux des chansons du disque. C'est davantage "Homesick", absente dans l'édition vinyle, qui me lasse, trop longue à mon goût. Mais "Untitled" conclut à merveille ce voyage dans une mer de nuages, notamment grâce à cet accordéon en ouverture et fermeture qui semble presque s'excuser des contemplations auxquelles l'album nous aura convié - s'il savait ! Des illuminations musicales, que la batterie accompagne doucement vers la sortie, pour des guitares répétant les échos de l'accordéon, et surtout Robert Smith qui se sent plus apaisé d'avoir pu expanser ses angoisses à travers une musique correspondante.
"Disintegration" est cité dans "South Park", via Stan, comme étant le meilleur album de tous les temps. Dans une série profondément cynique (et en soi un peu désespérée derrière la forme), où tout le monde en prend pour son grade, c'est un signe assez fort pour encourager tous ceux qui n'ont pas encore plongé dans l'eau. L'eau est froide ; mais sa chaleur, c'est vous.

Billy98
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le 7 janv. 2022

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Billy98

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