"I went away alone / With nothing left but faith..."
Alors que « Three imaginary boys », premier opus des Cure, proposait un rock encore trop frais et juvénile pour s'inscrire dans une quelconque mouvance, « Seventeen seconds », le deuxième, avait rendu la situation un peu plus précise : le groupe s'était, semblait-il, greffé à la cold-wave. « Faith », l'album qui nous intéresse ici, fut le prochain sur la liste, et vint confirmer tout cela par une évolution musicale qui, avec le recul, parait naturelle, logique ; cette évolution atteignit son paroxysme et s'autodétruisit en 1982 avec « Pornography ». Une implosion qui marqua la fin du Cure « première période » et obligea la formation de Crawley à expérimenter un état d'esprit différent, nécessaire à sa survie.
Chroniquer « Faith », une démarche facile ? Pas tant que cela. Un adjectif aujourd'hui galvaudé (« gothique ») lui est presque systématiquement associé. Je ne suis pas d'accord avec ce rapprochement ; je préfère, pour ma part, le qualifier de « romantique » (comme beaucoup de travaux du groupe d'ailleurs). Mais je ne fais pas allusion à ce romantisme dénaturé que l'on nous sert pour la Saint-Valentin ou dans des bouquins à l'eau de rose, mais bien à celui des poètes anglais des 18ème et 19ème siècles, en particulier Shelley, l'une des idoles de Robert Smith. Cette connivence explique sans doute le fait qu'en écoutant ce disque, on a l'impression étrange qu'il nous vient du fond des âges. L'artwork est également là pour nous le signifier : on croirait une représentation graphique d'un souvenir vieux de plusieurs siècles, le souvenir d'un fantôme qui ne trouve pas le repos ; les teintes grises, le brouillard cotonneux, n'ont pas seulement pour fonction de donner un avant-goût de la tristesse qui émane de la musique : ils renvoient également à un « ailleurs temporel », invisible, presque inexplicable. Comme si l'on regardait le monde de l'autre côté de la vie. Pas faux : plus qu'un album imprégné par la mort, « Faith » est surtout une œuvre hantée par le deuil, que ce soit celui des personnes ou des illusions de l'enfance. Et Smith de se demander si, pour survivre à ces pertes douloureuses, pour combattre les tourments qu'elles engendrent, le recours à une quelconque foi en quelque chose ne serait pas une solution possible... Sans trop y croire vraiment. Ce qui constitue une sorte de paradoxe : malgré son titre, cet opus n'est rien d'autre qu'une plongée dans un nihilisme prostré. Sur la pochette, l'église est figée, floue, en ruines : elle est, comme la véritable foi, une relique, le symbole d'un temps révolu.
Vous serez sans doute curieux de savoir comment tout cela se traduit, concrètement. Première chose, qui frappe assez rapidement : « Faith » est un hymne à la basse (un instrument qui sait mieux que n'importe quel autre vous plomber une ambiance). Pour trouver un exemple, pas besoin d'aller chercher très loin : Gallup s'en donne à cœur joie dès le morceau d'introduction (« The holy hour »). Ses notes sourdes nous cueillent à froid, tandis que la voix de Smith, lointaine, tente de mettre des mots sur une douleur muette : celle de se voir vieillir, ou plutôt, de perdre la spontanéité de la jeunesse. Un thème qui hante également, peut-être même davantage, le titre suivant, « Primary » ; les basses (oui, parce qu'ici il y en a carrément deux) sont tellement tranchantes que le rythme devient fiévreux, dansant, ce qui a certainement pesé dans la balance pour en faire un single (d'ailleurs, dans le clip, le charisme de Smith saute littéralement aux yeux). On ne trouvera, à vrai dire, qu'une seule autre chanson un peu remuante sur ce disque (« Doubt »), qui en est aussi la seule fausse note : pas si mauvaise en soi, elle utilise cependant les mêmes ficelles musicales que « Primary », pour un résultat moins inspiré, moins couillu, qui la relègue souvent au rang de copie un peu fadasse.
Comme dit précédemment, ces sursauts de vie font en tout cas figure d'exceptions parmi les compos du groupe, qui s'ingénient à instaurer un climat délétère, mélange de langueur, de mélancolie éthérée et de rêverie comateuse. « Faith » est en réalité une succession d'épisodes de flottement (claviers fantomatiques, guitares filandreuses, chant désincarné, batterie discrète, échos, longues plages instrumentales...) et de pesanteur écrasante (basse plombée et âpre, atmosphère générale tout de même lourde et étouffante...). « Other voices », chanson sans échappatoire, kidnappe ainsi l'auditeur et l'étreint comme autant d'âmes errantes défilant en cortège dans une brume opaque ; elle l'entraîne vers la solitude et l'oubli. Sa suite logique vient confirmer que la frontière a été franchie : « All cats are grey » est une « personnification musicale » de l'état de mort, du corps inerte, reposant pour toujours, dissocié de l'esprit. « The funeral party », quant à elle, voit Smith tenter de donner du sens à cette disparition, d'en honorer la mémoire, sans parvenir à faire l'impasse sur la vacuité de l'existence.
Alors, une fois que « l'autre » nous a quitté, que reste-t-il ? « Nothing left but faith », sans doute : ce seront les mots définitifs de Smith sur le titre éponyme. Mais surtout, rien d'autre que la solitude. Si « Doubt » laissait échapper quelques ultimes sursauts de colère, « The drowning man » les noie définitivement dans ses eaux sombres et désespérées, à coups de guitares ciselées et de voix d'outre-tombe. Et l'isolement (« Lost forever in a happy crowd »...), le désenchantement, la fragilité même (certaines parties du texte sonnent comme un appel à l'aide) se poursuivent sur le huitième et dernier morceau, « Faith ». Mais la foi à laquelle le leader des Cure s'attache n'a rien à voir avec Dieu : elle pourrait plutôt être assimilée à un vague espoir, celui de vivre des jours meilleurs, de laisser derrière soi la claustration.
Une critique aussi analytique pourrait, j'en conviens, vous amener à croire que cet album est, tout simplement, un peu chiant. Mais le truc, c'est que malgré sa tristesse ambiante et son détachement, il ne l'est pas, et ne nécessite pas non plus une implication énorme pour emporter l'adhésion. Il reste, par exemple, beaucoup moins difficile d'accès que tous les albums de Joy Division (l'autre égérie de la cold-wave anglaise), ou que « Pornography », la bombe dark des Cure, notamment grâce à la capacité des membres du groupe de pondre des mélodies bien ficelées. Pour en être définitivement convaincu, il suffit de se pencher sur « Charlotte sometimes », le « single de transition » paru peu de temps après, qui reste à ce jour leur meilleur compromis entre veine pop et romantisme obscur. Pour ce genre de choses, pas de doute : on peut avoir foi en eux.