Jazz In Silhouette (1959)


Saturn LP 205 – (6 mars 59)


Cet album est resté longtemps très difficile à dénicher, vendu uniquement pendant les concerts de la formation, mais grâce à une réédition Impulse de 1975 il est devenu depuis l’un des plus populaires et des plus connus. On a longtemps pensé que sa première sortie se situait chronologiquement juste avant celle de « The Nubians of Plutonia », mais depuis la découverte des bandes d’enregistrement on a la certitude qu’il lui succède. Nous sommes là au moment de l’un des pics artistiques et créatifs de Sun Ra pendant la période dite de Chicago. Situé à un moment charnière de l’évolution du jazz, il est tout à la fois ancré dans la tradition be-bop, parfois même swing d’avant-guerre, et en même temps tourné vers l’avenir et l’avant-garde, avec prudence toutefois, Sun Ra ne s’est engagé dans le free qu’en suiveur, même si lui et l’Arkestra étaient prêts à faire face à tous les défis et à jouer toutes les musiques. C’est là tout l’intérêt de cet enregistrement, témoin sonore et jalon de l’évolution de la musique.


« Enlightenment » est resté longtemps inscrit au répertoire du groupe lors des concerts, à la fin de ceux-ci, pendant la procession finale où le groupe traversait la foule en chantant, dansant, au son des percussions. Il faut dire que ce morceau bénéficie d’une mélodie redoutable, semblable à une ritournelle aisée à mémoriser, une sorte de tube en puissance... La pièce est cosignée par Sun Ra et Hobart Dotson, c’est d’ailleurs le trompettiste lui-même qui illumine d’un superbe solo cette belle composition, qui bascule à petits pas vers les rythmes afro-cubains.


Avec « Saturn » on retrouve les préoccupations plus habituelles du Sun. Le rythme est virevoltant et nous transporte, c’est sûr, sur l’un des anneaux de la planète. Le tempo est ultra rapide, on peut admirer la finesse des arrangements qui rappellent Ellington et son grand orchestre, John Gilmore, lors de son solo, fait montre d’une virtuosité exceptionnelle qui fera l’admiration de John Coltrane. Plus tard, celui-ci lui demandera ses « trucs », et John Gilmore, bon prince, accèdera à la demande de son éminent confrère.


« Velvet » est orchestré avec la même précision, les solos se succèdent avec une impeccable ordonnance malgré la complexité de la pièce jouée sur un tempo très rapide. Curieusement on ressent une sorte de décalage entre la vivacité de la section rythmique et le thème joué sur un rythme beaucoup plus lent, créant une sorte de détachement anachronique.


« Ancient Aiethopia » est ici la pièce la plus remarquable, marquée du sceau unique du Sun Ra le plus avant-gardiste, jouant de la musique modale et affirmant le rôle premier des percussions, cette composition secrète étrangeté et exotisme, véhiculant des mystères, de l’angoisse et finalement de l’allégresse. Les ingrédients qui font de Sun ra ce grand magicien de la musique mythologique sont ici réunis, des percussions abondantes, des tambours lancinants, une basse mystérieuse, des anches à la fois divines et pompeuses, des voix qui parlent un langage étrange et inconnu, des riffs de cuivres répétitifs mais véhiculant d’infimes variations de rythme. Le morceau, pour se développer et créer une atmosphère, nécessite du temps et se prolonge sur une durée peu habituelle à la fin des années cinquante.

Voici la première version de « Hours After » ce blues, ici mid-tempo, qu’il réenregistrera vers la fin de sa vie. On y remarque de très beaux arrangements et quelques solos bien à propos comme ceux de Julian Priester et d’Hobart Dotson.


Je soupçonne notre mage de croire à l’Horoscope, aux thèmes astraux et à la prédestination, ça vaut bien un titre. « Images » débute par un solo au piano très introspectif, après cette introduction le grand orchestre expose un joli thème sur lequel les solistes se succèdent avec engouement, on remarque Marshall Allen à la flûte et Pat Patrick au baryton.


« Blues at Midnight » est une longue plage plutôt destinée à l’expression des solistes de l’Arkestra qui se succèdent sur un tempo vif mené par la section rythmique réduite à l’excellent William Cochran très brillant à la batterie et au fabuleux Ronnie Boykins à la basse. L’ensemble de l’orchestre, comme pendant une Jam session digne de la belle époque, s’exprime à tour de rôle en solo, excepté Sun Ra lui-même. C’est l’occasion d’admirer la grande technique de ces musiciens, parmi les meilleurs de leur génération.


Un très bel album de transition qui recèle une éclatante perle.


xeres
9
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le 27 août 2023

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10 j'aime

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