Bukowski a dit : "Trouve ce que tu aimes, et laisse-le te tuer". Fuzati, lui, ce serait plutôt "Trouve ce que tu hais, et laisse-le te tuer". Le leader masqué du Klub des Loosers déteste en effet le hip-hop, mais il en fait (à sa manière, certes) ; et il déteste également tout ce qui ressemble de près ou de loin à la famille, mais il ne parle que de ça.

Contradictoire ? Ce qui est sûr, c’est que dès leur premier album au titre évidemment ironique ("Vive la Vie"), on avait compris que le Klub ne serait pas un groupe de rap comme les autres (c’était explicitement revendiqué). L’univers de Fuzati était déjà très éloigné de celui de la banlieue, du "nique la police" et des fantasmes bling-bling de Booba. Non, rien à voir ! On décelait en lui une sorte de poète maudit au style frais et inédit, un romantique désenchanté et même complètement dépressif, particulièrement obnubilé par les joies, mais aussi la fragilité de l’enfance et les relations hommes / femmes.

Huit ans après (c’est le temps qu’il aura fallu attendre avant la sortie de "La Fin de l’Espèce"), qu’est donc devenu Fuzati ? Qu’est devenu ce type à peine sorti de l’adolescence mais déjà désabusé, qui concluait son premier opus par son "sens de l’auto-pendaison" (et c’était un tel looser qu’il foirait même son suicide) ? Hein, hein ? Réponse : ah ouais… Quand même. ‘Tain, ça rigole plus trop là. "Vive la vie", malgré ses textes parfois cruels, possédait tout de même un certain humour, des touches d’innocence et de légèreté, comme ces interludes téléphoniques où le chanteur tentait vainement d’inviter Anne-Charlotte à sortir, se prenant vestes sur vestes ; mais "La Fin de l’Espèce", enregistré en trois jours, est d’une dureté implacable, d’un cynisme effrayant. N’ayons pas peur des mots : ici, Fuzati ne cache plus sa totale misanthropie. On est pas pris au dépourvu non plus (un de ses précédents titres s’appelait "Baise les gens"), mais personnellement je ne pensais pas qu’elle l’envahirait à ce point. Sa souffrance à vivre parmi ses congénères humains est complètement palpable. Vous rêviez d’un avenir correct (bon, pas forcément rose non plus, ne soyons pas naïf) ? Le leader du Klub, lui, prône tout simplement le "no future", comme un bon vieux keupon. Un futur sans espoir et surtout, par pitié, sans gamins inutiles et sans femmes désireuses d’en avoir.
Choquant ? En tout cas, ce disque ne fera pas loler grand monde, ce qui n’empêchera pas d’apprécier ses qualités. Déjà, cet assemblage douteux sur la pochette a de quoi mettre mal à l’aise : une chaise pour bébé où le bébé est délibérément absent, un crâne évoquant les "vanités" des natures mortes, une photo de femme enceinte découpée à la va-vite… Et sur le côté, Fuzati dans le rôle du père, ou plutôt du "non-père" comme le souligne une des chansons, le masque toujours en place et la binouze à la main. Le tout dépeint un charmant portrait de famille, au symbolisme inquiétant. Le noir et blanc domine, comme pour maintenir l’auditeur dans le passé, au mieux dans le présent, mais certainement pas plus loin dans le temps. D’ailleurs, les excellentes instrus qui magnifient les textes sont elles aussi bien vintage.

Sincèrement, je ne sais pas si Fuzati est cent pour cent raccord avec le personnage qu’il incarne sur "La Fin de l’Espèce" ; mais comme dit plus haut, tout ce qui est en relation avec le microcosme familial devient dégueulasse sur cet album. Crade comme le fond d’une benne à ordures, comme un reste de bouffe qui aurait pourri au soleil. Il n’y a guère que "L’indien" qui s’éloigne un peu du sujet, brossant un portrait acide du monde du travail et de son hypocrisie ("Dans les couloirs ils disent qu’au début j’étais plus sympa / C’est vrai, bien obligé, c’était la période d’essai…"). Sinon, ce ne sont pas tant les enfants que les parents, ou futurs parents, qui en prennent pour leur grade. Le rappeur passe au vitriol plusieurs situations communes et généralement affligeantes de la société dans laquelle nous vivons, et malgré son timbre de voix nonchalant et son flow toujours aussi caractéristique, son écriture mord et se répand comme un venin. Il incarne tantôt l’alcoolo notoire qui, dans son appartement sordide, bat sa copine quand il est trop bourré ("Volutes") ; tantôt le beau-père qui se laisse tristement dominer par la fille ingrate de sa nouvelle femme dans "Non-père" ("Absent à ton premier hochet, je t’ai aimé par ricochet / Je n’ai droit à un sourire qu’en ressortant du magasin de jouets…") ; ou encore le beauf qui fait des gosses pour les allocs sans songer aux conséquences dans "Jeu de massacre" ("L’avenir du monde à l’entrejambe, ils se promènent d’un pas léger / Sur chaque culotte et caleçon on devrait voir marqué danger…"). Pour être tout à fait complet, il faudrait citer des passages entiers, ce qui est évidemment impossible et dommage, car malgré la crudité et l’horrible détachement dont ils font preuve, les textes de Fuzati sont marquants et réellement intelligents.
On a beaucoup parlé de l’homme jusqu’ici... Et la femme ? On s’en doutait, elle n’est pas épargnée non plus. Autant dire que les courbettes forcées devant Anne-Charlotte ne sont plus qu’un souvenir, et que pour se protéger des déceptions sentimentales, le chanteur a encore enfilé "sa combinaison de macho". Vous objecterez que dans ce cas, il ne vaut guère mieux que les autres rappeurs qu’il conchie. Mais le truc c’est que lui ne fait pas ça pour l’image, on sent une véritable blessure affective derrière cette carapace (un peu à l’image d’Eminem), et il est tout aussi impitoyable envers le sexe masculin. Donc, que ce soit dans "L’animal", "Encore merci" ou "La chute", ça se résume à du porno, des divorcées, des mères célibataires à l’existence morose ou des plans cul parfois douteux, dont émane de toute façon ce sempiternel dégoût que l’on retrouve sur tout l’album.

Enfin, cette critique ne serait pas complète si je ne m’arrêtais pas un moment sur la chanson titre, la meilleure du lot. Avec "La fin de l’espèce", Fuzati réussirait presque à nous faire chialer. Comme les autres, le morceau ne dure pas très longtemps, mais le piano cristallin et les pleurs du nourrisson prennent à la gorge, et c’est pendant ces deux minutes que l’on perçoit le mieux la tristesse sourde, le mal-être morbide qui rongent le leader du Klub. Durant cet impitoyable plaidoyer contre la reproduction humaine, il fait preuve d’un état d’esprit plus que nihiliste, englué dans l’insensibilité, qui finalement semble lui peser sur les épaules. Mais dont il se protège avec un texte à la fois profondément sincère et plus horriblement cynique que jamais. L’exploit, c’est que ce cloaque à priori repoussant prend aux tripes. Petit florilège de ce que vous y entendrez : "J’enfonce mes doigts dans l’origine du monde, lui fais lécher / Maintenant je sais qu’on se comprend vu son air dégoûté (…) Plastique ton intérieur pour tiroir propre sans polichinelle…" ; sans oublier cette conclusion affreusement lucide : "Parfois ta merde salit les draps, mais tout le monde pourra boire de l’eau".

Honnêtement, le seul problème que j’ai avec cet album, c’est que j’ai du mal à imaginer quelle suite pourrait lui donner Fuzati. J’ai l’impression qu’il est arrivé au bout de sa démarche ; il n’est pas concevable que son cynisme s’aggrave, car il me semble déjà en phase terminale. Et je le vois mal chanter sa joie de vivre. Alors ? Ok, je suis démasqué : je l’imagine mort dans les cinq ans. Ou exilé à Saint-Hélène.

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le 10 mars 2013

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Psychedeclic

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