Il est passé par ici. Il repassera par là. Deuxième livraison mensuelle de King Gizzard & the Lizard Wizard, Laminated Denim est un dyptique jammé qui, à défaut de constituer une porte d'entrée idéale dans la discographie tentaculaire du groupe, ravira les initiés.

L’Australie. The Land Down Under. Contrée excentrée par excellence, presque un continent à elle seule (la Nouvelle-Zélande ? C’est petit). Mystérieuse, lointaine et potentiellement hostile, comme une sorte de supra-Texas où même les américains endurcis commencent à claquer des genoux (voyez l’excellent Roadgames de Richard Franklin). Glorieux bug de l’évolution et zone de flou artistique de la Génèse, on y croise des wallabys, des kangourous, des koalas, des méduses tueuses, des grenouilles tueuses, des dingos (le chien), des dingos (pas le chien), des boomerangs, des crocodiles marins, des ornithorynques, des diables de Tasmanie, Mad Max, Nick Cave, les frères Hemsworth, Alex Cameron, des didgeridoos, Keith Urban, Baz Lurhmann, AC/DC, Cate Blanchett, des émeus et Kirin J Callinan.

Si ça vous passe l’envie de vous assoupir, sachez que vous n’êtes pas les seuls. Les gars de King Wizzard & the Lizard Wizard ne pioncent pas beaucoup, eux non plus, au point qu’on désespère de pouvoir un jour rester en phase avec leur discographie, équipée foutraque et pléthorique qui se dédouble, prolifère et se multiplie pour mieux partir dans tous les sens, telle une énorme plante carnivore propageant ses rejets pour bouffer encore plus de mouches à la fois. Et la mouche, en l’occurrence, c’est le critique, qui ne se pose plus la question de savoir à quel sauce il sera gobé, puisque le panel de saveur de King Gizzard est devenu assez imprévisible à ce stade. Autant ne pas gaspiller sa sueur. Douze ans d’existence pour vingt-deux album studios et quatorze live officiels à l’heure où ces lignes sont rédigées, voilà qui atteste de l’ampleur mutante du délire. Le plus saisissant, néanmoins, n’est pas tant la profusion stakhanoviste de ce corpus, mais bien sa qualité réelle. Depuis le nerveux I’m in Your Mind Fuzz de 2014, le groupe a maintenu une activité qui, si sa néoplasie n’exclut pas quelques moments moins probants (Made In Timeland, plus dispensable et d’ailleurs sorti de façon très exclusive), a régulièrement livré certaines des réussites les plus enthousiasmantes du… garage-pysché-heavy-prog (???) de la dernière décennie. Citons notamment les excellents Nonagon Infinity (2016) et Flying Microtonal Banana (2017), mais aussi Infest The Rats’ Nest (2019) où le sextuor opérait un virage en piqué vers le thrash metal pour un résultat particulièrement décoiffant ; ou encore leurs jams de ce printemps en collaboration avec leurs voisins géographiques et spirituels de Tropical Fuck Storm.

Laminated Denim sort tout juste cinq jours après Ice, Death, Planets, Lungs, Mushrooms and Lava, et seize jours avant Changes, annoncé pour le 28 de ce mois-ci. Et… Il y a peu de choses à dire sur ce second volet mensuel. Trente minutes. Tout pile, pas une seconde de plus. Montre en main. Ça vous paraît étrangement concis ? Normal. En fait, il s’agit de deux jams de quinze minutes TOUT PILE PAS UNE SECONDE DE PLUS. Deux mouvements, deux faces de vinyle, deux impros comme chez les grands du jazz, comparez ça à ce que vous voulez. Le groupe tricote sur la durée et déroule son prog psyché en temps réel, sous nos yeux (enfin presque, mais c'est le son qui importe), comme un accouchement en direct rien que pour nos petits tympans. Et… c’est vachement bien. Hein ? Quoi ? Comment ça, merci Jean-Raymond Evidence ? Premièrement, je suis quand même censé donner mon avis, hein, c’est un peu pour ça qu’on écrit des articles, il me semble. Deuxièmement, je m’appelle pas Jean-Raymond. Troisièmement, je ne vois pas l’intérêt de décrire en détails ce qui vous attend. Ça reviendrait un peu à vous traîner par la main à travers un grand huit en faisant gaffe à ne pas aller trop vite pour que vous puissiez anticiper tout le circuit. Oui, j’imagine bien que vous trouveriez ça vexant, vous aussi. Non, je ne suis pas énervé. En fait, nous ne sommes même pas dans la même pièce (enfin je crois, mais regardez quand même derrière votre canapé au cas où), et vous allez probablement lire tout ça plusieurs jours après le moment où je l’aurai écrit. Pas d’inquiétude, donc, car je vous aime. Ce qui n’engage à rien, encore une fois, puisqu’on ne se connaît pas.

Ce qui engage complètement à quelque chose, en revanche, c’est d’aimer ou pas King Gizzard & the Lizard Wizard. Parce que si ce n’est pas votre cas (premier cas de figure), vous ne devriez peut-être pas écouter ce nouvel album. Il est même probable que vous n’ayez pas prévu de le faire. D’ailleurs vous n’êtes pas en train de lire ces lignes, selon toute logique. Je vous vois, mais je ne vous juge pas. Allez en paix.

Si vous cherchez une porte d’entrée dans le Sorcier Lézard, ou si vous êtes encore dubitatifs sur votre ressenti (second cas de figure), évitez de passer tout de suite par Laminated Denim. Ce serait un peu comme se familiariser avec Scott Walker en commençant par Bish Bosch. Ce n’est pas infaisable mais c’est forcément un chemin d’accès ultra-accidenté. C’est un coup à arriver au sommet de la montagne tout essoufflé et ensanglanté, avec des côtes et des vêtements en moins, un nid d’hirondelles dans les cheveux, une famille de hérissons dans le caleçon et quelques maladies rares qui nécessiteront sûrement un suivi en clinique sur plusieurs mois. Sans parler des dommages psychologiques. Non seulement il se peut que l’expérience vous ait vaccinés pour de bon, mais ce dégoût n’est rien en comparaison de celui qui vous guette au sommet, quand la vue vous permettra d’aviser trois ou quatre jolis sentiers d’accès parfaitement praticables, à l’ombre et loin des animaux sauvages. Des sentiers qui ont pour nom Fishing for Fishes, Papier Maché Dream Balloon ou Flying Microtonal Banana. Préférez donc ceux-là si vous vous sentez d'humeur raisonnable.

Si en revanche (troisième et dernier cas de figure) vous adorez nos six Australiens et que leur discographie vous promène de la curiosité au ravissement avec toutes les nuances que cela encadre, vous allez passer un excellent moment. Ou plutôt deux excellents moments. De quinze minute chacun. Trente en tout. Tout pile. Pas une seconde de pl… oui, d'accord, vous avez saisi. Non, je ne suis pas pénible. J’aime bien revenir sur les choses, ça m’aide à m’organiser, moi aussi. Oui, je sais, c’est de l’égoïsme. Bref, vu que je commence à me sentir un peu mal, je vais quand même vous spoiler un peu le programme. Voilà des trucs que vous entendrez au fil des deux demi-demi-heures de Laminated Denim :

-de l’harmonica. Pas beaucoup, mais y'en a.

-du chant. Pas beaucoup, mais y'en a. Parfois en falsetto. Mais pas toujours.

-du mellotron. Discretos. Mais y'en a.

-des lignes de basse qui jouent plus haut que les guitares, parfois.

-de la fuzz. Bah ouais, forcément.

-de la flûte traversière. Ça ne vous surprendra que si vous ne connaissez pas trop le groupe.

Voilà, c’est bon ? Moi, je trouve que oui. C’est même très bon. Très, très bon. Ouaip.

Ah, j'oubliais. Il existe une version limitée du vinyle avec une pochette en vrai jean. Voilà voilà.

OrpheusJay
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le 15 oct. 2022

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