Planet Waves
6.8
Planet Waves

Album de Bob Dylan (1974)

En 1973, Bob Dylan avait sorti deux albums, la bande originale du film Pat Garrett et Billy the Kid, constitué majoritairement d'instrumentaux, et l'éponyme Dylan, composé de fonds de tiroirs des sessions de Self Portrait et publié par Columbia contre sa volonté. L'artiste, qui n'est plus parti en tournée depuis 1966, semble se désintéresser de sa carrière musicale pour se consacrer à sa vie familiale. Planet Waves sort deux mois après Dylan et constitue autant une remise en forme qu'une agréable transition entre une période en demi-teinte et la véritable renaissance qui va suivre, avec la grande tournée américaine de 1974 retranscrite dans Before the Flood. Dylan s'est engagé avec le label Asylum Records après un conflit avec Columbia et pour son premier opus chez cette firme, décide d'enregistrer son premier album officiel avec The Band (The Basement Tapes, enregistrés en 1967, ne seront publiées qu'en 1975), groupe qui l'accompagne depuis des années. Les sessions ne s'étendent que sur quelques jours de début novembre 1973, et l'album bénéficie de cette volonté d'essentialité et de spontanéité due en grande partie à l'alchimie qui règne entre Dylan et son groupe, qui semble prêt à jouer tout ce qui passera par la tête du chanteur, de la ritournelle pop You Angel You au piano bastringue teintée de guitare aux sonorités hispaniques de Dirge.


Planet Waves s'ouvre sur On a Night Like This encore proche des chansons de New Morning où Dylan faisait un éloge détendu de la vie campagnarde et familiale, et on cherche en vain l'auteur de Like a Rolling Stone dans le texte comme dans le chant. Dans un second temps, l'album connaît une montée en intensité avec Going, Going, Gone, où le timbre vocal de Dylan est cette fois parfaitement maîtrisé et s'exprime avec une profondeur et une émotion poignantes. Le titre emprunté au vocabulaire des ventes aux enchères (équivalent de "une fois, deux fois, trois fois, adjugé, vendu") cache en fait une chanson de rupture, ou plus simplement une introspection dylanienne, qui pourrait traiter de dépression et, en poussant un peu l'interprétation, d'un départ définitif, au sens d'un suicide. Ce titre remarquable laisse place à Though Mama, un morceau extrêmement confus dans son orchestration comme dans ses paroles. Son principal mérite est de laisser entrevoir la cohésion du groupe face à cette composition chaotique, qui ressemble plus à une ébauche de chanson qu'à un véritable morceau achevé. Suivent deux chansons d'amour assez plaisantes, Hazel et Something There Is About You. La première est une ballade sentimentale tendre et fragile dans son interprétation mais dont le caractère paradoxalement austère empêche de rester dans les mémoires ; la seconde mêle l'évocation directe de souvenirs d'enfance ("Duluth", ville natale de Dylan) et exaltation du sentiment amoureux, mais deux vers ouvrent à la voie à une signification plus amère : "I could say that I'd be faithful, I could say it in one sweet, easy breath/But to you that would be cruelty and to me it surely would be death" (évocation des infidélités de Dylan, et des conflits avec sa femme Sara ?). On peut y voir une première préfiguration de Blood on the Tracks. La première face se referme sur ce qui est sans conteste la chanson la plus célèbre de l'album, Forever Young où Dylan délivre une interprétation poignante et extrêmement impliquée sur un texte dénué apparemment de toute ambiguïté : le barde y conseille, aux enfants en particulier, de poursuivre ses rêves et de ne jamais perdre de vue des valeurs de vérité et de sincérité. Cette belle réussite est déclinée en ouverture de la seconde face dans un tempo plus rapide et résolument plus "pop", agréable au demeurant mais qui souffre de la comparaison avec la version qui la précède. C'est malheureusement la seconde version qui sera retenue sur la plupart des compilations.


Après cette chanson essentielle, on pouvait craindre que l'album perde en intensité ; or, c'est bel et bien l'un des meilleurs titres de Dylan qui succède à Forever Young. Dirge s'ouvre sur ce vers évocateur : "I hate myself for lovin' you" ; Dylan y rapproche amour et haine dans un véritable déchirement intérieur, soutenu par une mélodie d'une obsédante intensité et la présence spectrale de l'accompagnement. Pierre angulaire de l'album autant que précurseur de Blood on the Tracks (et particulièrement Idiot Wind), Dirge est l'un de ces superbes moments de grâce dylaniens qui interviendront encore à de nombreuses reprises dans les années à suivre, parfois même au milieu d'albums totalement insignifiants. En comparaison You Angel You, ritournelle pop, fait figure de retour sur terre : assez insipide, le morceau manque de rigueur et d'inventivité dans l'interprétation comme dans l'écriture (pourquoi avoir retenu ce morceau pour la pourtant essentielle compilation Biograph, en 1986 ?) Never Say Goodbye est plus convaincante, Dylan y fait preuve de finesse et de légèreté en évoquant une nouvelle fois ses souvenirs d'enfance, et il semble plus sincère et impliqué que dans le titre précédent. Planet Waves se referme sur Wedding Song , déclaration d'amour primesautière à renfort de superlatifs et d'hyperboles, où Dylan retrouve partiellement l'intensité de ses premiers albums acoustiques.


Il n'est pas aisé, finalement, de dégager une impression générale sur cet album, à la fois cohérent et confus dans sa composition. Il est évident que la profonde ambiguïté qui caractérise les textes de Dylan parcourt les titres de Planet Waves, et peut même se cacher dans les chansons d'amour les plus banales. La cruauté et la violence de Dirge préfigurent la rupture avec Sara et sa conséquence que constitue le chef d'oeuvre de Dylan, Blood on the Tracks, achevant d'attribuer à ce quatorzième album une fonction transitoire.

Créée

le 11 mai 2017

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Faulkner

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