Richard D. James, alias Aphex Twin, est l’un des génies les plus mystérieux de l’histoire musicale. Pas d’anecdotes sulfureuses sur la vie de cet Irlandais qui traficotait des pianos pour occuper son adolescence, au milieu des années 1980. Niveau représentations, Aphex Twin a plus le profil d’un geek consciencieux que d’un rockeur. D’ailleurs, il n’a jamais écouté de rock. La musique de son premier album, Selected Ambient Works 85-92, est un exemple d’électro pure : il est rare d’y croiser une ligne de chant ou un solo de gratte électrique. Forcément seul dans sa création, puisqu’il n’y a que lui qui sait ce qu’il faut faire, Aphex Twin est l’un des artistes les plus emblématiques d’un style de musique électronique dont l’appellation résume l’ambition : « Intelligent Dance Music ».


La genèse de la musique électronique remonte, au minimum, aux oscillations de Silver Apples à partir de 1967. Un épisode déterminant mais hélas méconnu de l’histoire musicale. Kraftwerk et Tangerine Dream confirment ensuite que l’electro est un genre expérimental aux potentialités multiples. Cependant, les premiers ne tardent pas à l’orienter de manière pop tandis que les seconds le laissent plutôt s’échapper vers le chaos. Au début des années 1990, il manque donc toujours un grand nom pour incarner une électro à la fois sérieuse, complexe et relativement accessible. Ce sera Aphex Twin. Aujourd’hui encore, cet homme est une référence et une source d’inspiration récurrente.


Parfait jusqu’à la beauté de la forme géométrique qui est représentée en couverture, Selected Ambient Works 85-92 est de ces albums qui renferment le condensé idéal de toute une aspiration artistique. La réussite d’un tel prodige demande beaucoup de travail, c’est pourquoi Aphex Twin a fait preuve d’une méticulosité que l’on peut supposer perfectionniste. La méticulosité d’un pointilliste, mais appliquée au son, avec des coups de pinceau tout aussi précis et intelligents.


Ce qui est peint, difficile d’en avoir une idée, étant donné que c’est moins le paysage en soi que le mode de contemplation qui est matérialisé. « Tha » s’apparente ainsi à une flânerie curieuse, tandis qu’ « Ageispolis » a la maturité de l’observateur aguerri cherchant à élucider une énigme, et qu’ « Heliosphan » exhale un émerveillement originel. Quelques suites de notes synthétiques au milieu de rythmes incertains constituent des proto-mélodies aussi minimalistes que victorieuses. Certaines, à l’instar du leitmotiv agacé de « Schottkey 7th Path » ou de la basse tranquille d’ « Actium », accrochent de façon entêtante. Et puis il y a les grondements, les sifflements, les ondes, les samples, les bip, les tac, les poum et toutes sortes de bruits non-identifiés qui donnent du corps aux harmonies.


Pour brouiller les pistes, l’artiste a choisi des noms de piste qui ressemblent à s’y méprendre à des noms de médicaments. Quoique, à la réflexion, ce pourrait être une clé d’interprétation : on tiendrait une musique organique, où les sonorités se complètent et s’opposent dans une symbiose des plus biologiques, les éléments sains surplombant les éléments pathologiques. Dans cette optique, « Green Calx » ne raconterait pas la guerre des étoiles mais celle des bactéries. « Hedphelym » se passerait dans le système nerveux. Et quand un bourdonnement mécontent du ventre s’élève sur « Pulsewidth », les clartés d’un saint esprit de la tête traceraient les choses dans leur ordre de priorités.


Quelle que soit l’interprétation que l’on se plaise à imaginer, il se passe des choses dont l’auditeur n’a pas idée en une seule écoute. Pas de grands revirements dignes des épopées progressives, ni de contrastes pop entre couplets et refrains aux humeurs divergentes, mais plutôt la subtilité des clivages à un niveau atomique. Certaines sonorités agressent, d’autres motivent, la plupart bercent sur un lit de velours anthracite. Cet écosystème de couleurs sonores présente une cohérence dans son caractère respirant et foncièrement évasif.


La musique d’Aphex Twin n’est pas destinée à un public particulier, pas même à celles et ceux qui ont déjà passé leur baptême d’électro, mais fait plutôt figure de porte d’entrée vers une manière d’apprécier l’art autrement, débarrassé de ses attributs superficiels les plus contingents. Chacun, quel que soit son horizon musical initial, peut en ressortir bluffé. Peut-être même transporté, transcendé, voire transformé. Quelques écoutes suffiront à bannir les préjugés des plus hostiles à l’électro et à reconnaître ce qui devrait être une évidence, à savoir que tout genre expérimental a forcément ses génies, et que tout génie est à l’origine de créations forcément très belles. Qu’on essaie de me démontrer ce qu’ « Heliosphan » aurait à envier à la Cinquième Symphonie ou à « Let It Be ».


Si cette musique est belle, c’est parce que l’artiste est en quête d’essences. De la même manière que Mallarmé cherchait à extraire le signifiant de la poésie, Richard D. James cherche à extraire le son de la musique. L’extraire, pour le distiller de moult manières et l’injecter en doses redoutablement étudiées afin d’en faire les mixtures mouvantes de la plus haute gastronomie auditive. Parce qu’Aphex Twin, c’est essentiellement, au fond, une belle affaire de son. Petit DJ du dimanche, tu peux toujours rêver du haut de tes platines, mais tu n’arriveras jamais à égaler sa classe.

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