The End…
7.8
The End…

Album de Nico (1974)

Quand on veut soigner le mal par le mal

The Marble Index et Desertshore étaient des albums particulièrement hermétiques, c’est à la fois leur gloire et leur perte. Mais tout de même, Nico y laissait ça et là quelques empruntes de son humanité pas encore totalement anéantie. De son timbre grave, elle rendait des hommages ambigus à ses proches, leur déclarant son amour dans des termes inadéquats, handicapée affective peinant à communiquer. Mais en 1974, Nico s’est enfoncée dans les méandres de son marécage mental, se coupant d’un monde qui, de toute façon, ne la supporte plus. Trop camée, trop irascible, trop glauque, elle a fait s’enfuir la quasi-totalité de son entourage, et ceux qui sont restés prennent sur eux. Même John Cale, qui connaît bien l’animal depuis le milieu des années soixante, n’a plus l’énergie de lui tenir tête. Il avait été son seul collaborateur sur les deux précédents albums, et désormais il va faire appel à du renfort. Ainsi, Brian Eno et Phil Manzanera, que l’on connaissait alors pour leur travail avec Roxy Music, vont s’ajouter aux crédits de cet ultime volet du macabre triptyque de Nico, le bien nommé The End.


L’arrivée d’Eno, le plus savant des « non-musiciens », comme il aime se définir, se fait ressentir immédiatement. Bien sûr Nico a n’a pas lâché son harmonium, et il y a toujours une armada d’instruments bizarres joués par Cale. Mais cette fois-ci il faudra également compter avec l’EMS VCS3, le synthétiseur totem de l’ancien Roxy Music. Un élément résolument moderne qui tranche avec l’inspiration médiévale de la chanteuse. Doit-on y voir une concession à la tendance seventies ? Même pas en rêve. Eno n’est certes pas une personnalité aussi torturée que Cale ou Nico, mais il n’a pas son pareil pour s’adapter au processus créatif d’autrui, surtout lorsqu’il s’agit d’anciens membres de son Velvet Underground adoré. Pour habiller les chansons délétères de Nico, il tire de son engin des grondements inquiétants, utilisant sa faible dextérité au clavier pour nourrir le malaise voulu par la chanteuse. Et jamais l’art de Nico n’a été aussi austère et étouffant. Terminés, les eulogies à sa mère, les berceuses pour son fils, les hymnes aux disparus. The End n’est pas dédié aux morts, il s’adresse aux tueurs, aux monstres à visages humains. Mais pas de dénonciation de la barbarie humaine au programme. Ici, Nico prend le parti, suicidaire évidemment, de s’identifier aux bourreaux. Avocate du diable, elle se revendique comme infréquentable, insensible à la morale des hommes. Elle consacre "We’ve Got The Gold" à son compatriote Andreas Baader, terroriste anar et ex-leadeur de la Fraction armée rouge, "Innocent And Vain" aux « Thirty most wanted men », les criminels que Warhol illustra dans une fresque murale, et "Valley Of The King" à Charles Manson. Comble de la provocation, elle termine l’album avec la reprise de l’hymne allemand, en prenant soin de conserver le premier couplet ultranationaliste, logiquement supprimé au terme du régime nazi.


Âme damnée sur ses deux disques précédents, l’artiste gothique, comme définitivement marginalisée, se réinvente en incarnation du Mal. Elle met au défi le sens moral de l’auditeur, jusqu’à le pousser dans ses derniers retranchements. Sa voix ample domine tous les morceaux de son timbre tyrannique, ne trahissant aucune sensiblerie, laissant aux instruments la tâche de symboliser une souffrance humaine qu’elle feint d’ignorer. Les textes sont comme toujours cryptiques, d’une poésie trouble mais douloureusement évocatrice. "It Has Not Taken Long", premier morceau, est un magma sonore vicieux où la vibration métallique de l’harmonium se confond avec des dissonances électroniques. John Cale gifle inlassablement son glockenspiel, évoquant le bruit d’une lame que l’on affûte tandis qu’un battement de cœur arythmique résonne faiblement. Les partitions se décalent lentement, presqu’imperceptiblement, elles se désarticulent comme les pattes d’une araignée, rattachée à une carcasse que l’on entend respirer, noyau sonore horriblement vivant. Si l’ambiance de Desertshore et The Marble Index pouvaient renvoyer à un certain classicisme de littérature fantastique, Edgar Poe en tête, The End tiendrait plus du renouveau gore et organique d’un Lovecraft. Les spectres tourmentés ont cédé leur place à des créatures mutantes et grimaçantes, elles rodent et menacent d’attaquer à tout moment. Qu’elles se tapissent dans l’obscurité implacable de "We’ve Got The Gold", se lamentent tout le long de "You Forget To Answer" ou se déchainent sur la reprise outrancière de "The End", morceau emblématique des Doors. "Innocent And Vain" s’ouvre sur ce que Brian Eno qualifiait de « cris d’aigles combattants », des hurlements stridents d’une machine défectueuse en quête d’humanité. A la limite du supportable, ces effusions suraigües reviennent ponctuer le chant impassible de Nico en fin de piste, comme s’ils étaient les seuls à pouvoir exprimer la souffrance intolérable de l’oratrice. L’auditeur égaré venu chercher un peu de détente arrêtera probablement là l’écoute du disque, s’il ne l’a pas fait plus tôt. Et on ne lui jettera pas la pierre, l’écoute de The End nécessitant une certaine préparation psychologique. On ne peut pas demander à tout le monde de se farder les cinq minutes trente de "We’ve Got The Gold", peut-être la chanson la plus morbide de Nico, avec son fourmillement atonal, sa basse sadiquement désaccordée et la menace stoïque d’une chanteuse congelée. La reprise du morceau des Doors se veut paroxysmique, et elle atteint effectivement une limite. Ces neuf minutes à la noirceur épique n’échappent malheureusement pas à la caricature, et pour la première fois Nico a l’air de jouer la comédie, peu aidée par un pont jazz-rock d’un goût douteux qui surprend au sein d’une œuvre si exigeante.


Si The End est effectivement une succession de moments chocs, il n’est néanmoins pas dénué d’une certaine grâce, d’instants de beauté à l’aspect presque accidentel qui auraient échappé à la vigilance des ténèbres. Sur "You Forget To Answer", la guitare de Phil Manzanera fredonne une jolie gamme orientale se mariant curieusement bien avec l’atmosphère fantomatique du titre. "Valley Of The King" est un solo de Nico avec son harmonium qui n’aurait pas juré sur Desertshore, une nouvelle preuve irréfutable de la puissance sidérante de l’interprète. L’arrangement du terrible "Secret Side", quant à lui, est fabuleux, surtout lorsque l’alto de John Cale rejoint discrètement l’électronique austère de Brian Eno, illustration musicale d’une trop proche distopie. Morne sur le couplet, la voix de Nico enfle sur un refrain particulièrement marquant. On l’imagine sorcière échappée du bûcher, savourant une terrible vengeance contre l’oppresseur et sa normalité. Les yeux exorbités, pointant d’un doigt accusateur sa future victime, son incantation lugubre glace le sang. Le morceau final est puissant et majestueux, d’une grande splendeur symphonique, et on aurait pu croire à une conclusion apaisée, s’il ne s’était pas agit d’un hymne aryen…


Il n’est pas évident de recommander ce The End, ultime volet d’une trilogie musicale dont les deux premiers opus ne respiraient déjà pas la joie. On y affronte la noirceur absolue, sans la moindre nuance positive. C’est une œuvre extrémiste, que l’on s’inflige quand on veut soigner le mal par le mal. La beauté est enfouie sous une épaisse couche de terre, il ne faudra pas avoir peur de se salir les mains. Une fois la tombe déterrée, il est impossible de faire marche arrière, l’expérience auditive se grave dans la mémoire comme traumatisante et fondatrice. Après ça, Nico passa le reste de sa vie à tutoyer la mort, jusqu’à la rencontrer enfin, personnifiée par un soleil lumineux, au cours d’un aride mois de juillet de l’année 1988.


Pour approfondir le sujet, ne manquez pas mon article / podcast sur Chicane Magazine :
http://www.chicane-magazine.com/2017/10/09/podcast-graine-de-violence-nico/

GrainedeViolence
9

Créée

le 8 oct. 2020

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