Tusk
7.3
Tusk

Album de Fleetwood Mac (1979)

« Drowning,

In the sea of love,

Where everyone would love to drown” 




Au théâtre, lorsque la pièce avance et s’impose, que les comédiens commencent à se sentir dans la peau de leurs personnages et à s’affranchir du texte, on inaugure le concept de «monstre». Un monstre est en soit un déroulé brouillon, un filage maladroit de la pièce complète, avec toutes les inexactitudes et tous les ratés, incohérences et excès de personnalités dont les comédiens, pas encore sevrés, sont capables. Si tout avance correctement, le monstre se développe et devient peu à peu le projet présenté au public le soir de la première. Disons simplement, en utilisant la métaphore du tailleur de pierre, que le monstre est le bloc de granit et que le filage abouti est le David ou le Manneken Pis, c’est vous qui voyez. 


Tusk est un monstre, monstrueux dans les faits et dans son contexte, et donc peut être le meilleur album de Fleetwood Mac. C’est ce que nous allons voir aujourd’hui, voici donc Tusk, comme défense d'éléphant, sorti le 12 octobre 1979 chez Warner Bros Records. 


Avant nos notes de contexte, j’aimerai revenir sur un autre concept : le cadavre exquis, inauguré par les surréalistes au début du XX° siècle et dans sa forme prolongé jusqu’à aujourd’hui par d’éminents personnages comme Francesco Clemente, Jean-Michel Basquiat ou Andy Warhol. Il peut être défini de la sorte ;


«  jeu qui consiste à faire composer une phrase, ou un dessin, par plusieurs personnes sans qu’aucune d’elles ne puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes » (Le Dictionnaire Abrégé du Surréalisme).

A mon sens, c’est ce qui a pu se passer sur ce double-album, absolument disparate et arrivant tout de même à créer un tout de la désunion totale. Plongeons-nous donc dans l’histoire de Tusk


Originellement groupe de la mouvance « blues explosion » de la fin des années 60 en Angleterre (dont d’éminents représentants seront Led Zeppelin par exemple), Fleetwood Mac est une formation à l’armature changeante de manière assez constante de 1967 à 1974. Seuls Mick Fleetwood (drums) et John McVie (bass) restent en place, après tout le groupe porte un peu leurs noms …  


Je passerai les changements de line-up, les accueils et les départs car ce n’est pas notre sujet. Retenons simplement le passage de Peter Green, qui fut envisagé comme Dieu de la six cordes par les amoureux des solos à rallonge, jeune homme sympathique à l’allure christique ayant légèrement pété un câble et s’étant mis en retrait, et l’arrivée rapide de la claviériste et songwriter Christine Perfect, venue de Chicken Shack, autre groupe de la mouvance blues et amenée à devenir l’épouse de John McVie.  


Néanmoins, en 1974 après l’excellent Heroes Are Hard To Find, le groupe, compose alors de Fleetwood des McVie se voit abandonné par son guitariste, le lumineux Bob Welch, parti vers d’autres horizons. Dans la panade, et essayant tant bien que mal de percer aux US, Fleetwood visite le studio Sound City à Los Angeles en compagnie du producteur Keith Olsen et tombe raide dingue devant « Frozen Love », une piste d’un groupe local inconnu passée pour démontrer les capacités du studio.  


Ce groupe, c’est Buckingham-Nicks, de Lindsey Buckingham, chanteur et guitariste, et Stephanie « Stevie » Nicks, chanteuse. Rapidement convaincus de rejoindre Fleetwood Mac, le groupe va prendre une toute autre direction grâce à ces deux personnages. Ils accentueront la direction soft-rock, déjà engagée avec Bob Welch, tout en proposant deux nouveaux songwritings plein de personnalité. C’est grâce à eux que Fleetwood Mac est devenu un incontournable des playlists des mamans et des papas de la côte ouest des US, là où le soleil ne tombe jamais. Les arrivants créent une fraîcheur dont le groupe avait besoin, et leur premier disque ensemble, Fleetwood Mac (1975), est un succès défendu sur la route. Personne ne sait que son successeur sera colossal. 


Soyons clairs, Rumours est le huitième album le plus vendu de l’histoire de la musique enregistrée, on parle de près de quarante millions d’exemplaires, aux premières semaines de sa sortie il s’en écoulait près de 200 000 par jour, je vous laisse imaginer. La raison de ce succès est l’amour et la haine, et la désintégration des couples McVie et Buckingham-Nicks, la tombée dans la dope et l’alcool, l’errance affective et sexuelle, tout cela sous une pochette glamour à souhait et une production chromée, un vrai régal pour audiophile. Rumours ce sont des hymnes, « Dreams », « Don’t Stop », « Go Your Own Way », “The Chain”, à la consonance bien amère à la réflexion. Aux dépends de la santé mentale des membres du groupe, Rumours est un régal et tout le monde attend sa suite. 


Cette suite ce sera Tusk, double album gargantuesque, cadavre exquis, monstre, (insérer autre qualificatif métaphorique). Rumours est sorti en 1977, l’année du karcher punk pour ceux qui ce sont endormis au fond, et est légèrement passé à côté, coincé dans son hédonisme californien et ses peines de cœur. Mais Lindsey Buckingham a l’oreille sur l’avenir, car c’est bien lui qui prend le lead créatif de Fleetwood Mac à ce moment là. 


La production de Tusk s’étale sur deux ans et Buckingham, épaulé par le fidèle Richard Dashut, se laisse aller à toutes les expérimentations. Loin du chrome brillant et des peaufinages de mix interminables, ce seront la spontanéité et l’urgence qui caractériseront ses contributions au projet. Captivé par les Clash, Devo, les Talking Heads et Gary Numan, Lindsey vire post-punk, utilise des boîtes de Kleenex comme set de batterie et transforme sa résidence en home studio de fortune.


Cette ambiance donne à ses chansons un côté inachevé et brouillon, infusant naturellement sur l’album car compositeur principal (neuf titres sur vingt). Ecoutez « The Ledge » ou « That’s Enough For Me », cow boy song déglingué, "Save Me A Place", le désespoir dans une caisse à savon ou « Not That Funny », étirable à l’infini, et vous comprendrez. Et pourtant la formule prend ! Lindsey sait rester pop, comme patronné par une présence d’infortune, le Beach Boy perdu Dennis Wilson, alcoolo qui finira noyé (quel comble pour le seul vrai surfer des Beach Boys), et qui lui donnera accès aux bandes du projet perdu de son frère Brian, Smile, envisagé comme la suite du fameux Pet Sounds. Subjugué, Buck en tirera « That’s All For Everyone », monument de dream pop. 


Mais si Buckingham deviant peu à peu dingo, jaloux de voir des milliers d’hommes se consumer d’amour pour la Stevie qu’il a laissé, se coupant sa tignasse bouclée aux ciseaux à ongles, noyant sa peine et son désarroi dans la coke, comment se porte le reste de Fleetwood Mac ? 


La dite-Stevie s’enfonce peu à peu elle aussi. Elle a découvert la reconnaissance et l’attention, l’adulation même, et est devenue un sex symbol et la tête d’affiche du groupe, belle ensorceleuse faisant rêver les ados. Elle a entamé une relation adultérine avec Mick Fleetwood et prend de plus en plus de cocaïne, ce qui a un impact sur son timbre de voix, autrefois cristallin celui-ci prend un ton plus rauque, donnant une autre portée à son propos. Se noyant dans la blanche, les froufrous et le satin, les mysticismes de ménagère, Stevie trouve tout de même le temps de livrer de véritables chefs-d’œuvres. Citons d’abord « Sara », principal single de Tusk et récit de l’avortement de sa meilleure amie (et accessoirement future épouse de Fleetwood), ou « Sisters Of The Moon » dans la totale continuité de « Rhiannon » ou de « Gold Dust Woman », titre où le groupe semble s’échauffer en jam et où Lindsey Buckingham fait gémir sa Model 1.  


Elle se montre également mélancolique sur « Storms », réflexion douce-amère sur les tensions internes post-rupture dans le groupe en général, et sur « Beautiful Child », là aussi très inspirée par les Beach Boys. Elle arrive même à livrer un pastiche de Christine McVie sur le plus enjoué «Angel», véritable apanage pour sa nouvelle voix. 


Christine quant à elle a retrouvé l’amour dans les bras de Dennis « Pacific Ocean Blues » Wilson, au grand dam de son ex-mari et alcoolique (et accessoirement bassiste du groupe) John McVie. Elle ouvre un point de vue plus apaisé sur cette période tumultueuse avec des chansons comme seule elle peut en proposer, telle que l’ouverture de « Over And Over », la beauté de « Brown Eyes » où se distingue dans l’ombre des vagues d’harpsichord la figure maudite de Peter Green, le Syd Barrett du blues, venu passer une tête en studio et tentant d’être relancé par le management Fleetwood.


Notons aussi le superbe « Honey Hi » aux harmonies stellaires, et ce « Never Forget » de fin, écho direct au « Good Night » des Beatles de l’Album Blanc, avec un côté moins Walt Disney. Elle partage aussi le lead avec Buckingham sur le très power pop « Think About Me », qui fut l’autre single de Tusk


La section rythmique brille, comme à son habitude. Indéboulonnables, McVie et Fleetwood assurent le boulot et ont aussi l’occasion de s’amuser. Enjoué par les envolées expérimentales de Lindsey Buckingham, Fleetwood délaisse un peu sa came et se découvre un grand amour pour la musique et les percussions africaines, donnant une légère teinte world à Tusk (la mode arrivera plus tard, avec notamment le Remain In Light de Talking Heads). Le moment de bravoure du batteur est sans conteste sur la chanson-titre, où celui-ci martèle ses fûts (mais sont-ce des fûts ? Une légende raconte que Buckingham l’avait motivé à taper allègrement sur des cuisses de veau, pour voir …) 


Bref, Tusk c’est grandeur et décadence, on noie sa tristesse dans l’excès et la folie. Ce double album fut un temps l’enregistrement le plus coûteux jamais produit, pour une somme de plus d’un million de dollars (anciens, naturellement … nous sommes en 1979 ;) et l’on comprend vite pourquoi. En résidence dans le studio D du Village Recorder de Los Angeles pour près de dix mois après que Warner eût refusé une avance sur royalties nécessaire à la construction de leur propre installation ; on parle de champagne, de homard et de cocaïne en des quantités extravagantes, et à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, nécessaire au groupe pour s’assommer et se mettre au travail, un opium contre les fortes tensions. 


Excès dans les demandes aussi, Christine McVie aurait exigé que le PDG de Yamaha en personne vienne accorder son piano, ou la présence de l’entièreté de la fanfare de l’Université de Californie du Sud pour une captation live dans un Dodger Stadium (56 000 places) vide, cela nécessaire à la chanson « Tusk ». Tout cela, naturellement, sans compter les divers caprices, pleurs, bris d’objets, lancers de guitares et fracas vocaux en tous genre. C'est sans doute le "What Makes You Think You're The One" de Buckingham qui symbolise le mieux cette situation.


Et malgré tout, à l’oreille, malgré ses disparités, Tusk fonctionne et est un succès. Le côté aventureux de Buckingham contrebalance la facture plus classique des titres de Nicks et McVie, qui auraient pu en l’état se retrouver sur Rumours. Mais Lindsey ne voulait surtout pas d’un Rumours 2, peut être un moyen pour lui d’exorciser sa peine suite à sa rupture violente avec Stevie, d’être obligé de continuer à la voir et à travailler avec elle dans cette extinction des sentiments. Pour tourner la page, peut-être avait-il besoin de ce défouloir à un million de dollars, gravé en stéréo ? 


Le fan s’y retrouvera forcément et appréciera le contenu de ce recueil unique en son genre, fruit d’une collaboration de personnes détruites aux égos surgonflés essayant tant bien que mal d’aller mieux. Le parallèle avec l’Album Blanc des Beatles est facile, et fut même employé à la sortie de Tusk dans Rolling Stone. Il est fort vrai qu’en l’état, ce sont des œuvres assez similaires, où les moments solos commencent à être ébauché sous le couvert d’un travail de groupe. 


Ecoulé à quatre millions d’exemplaires à sa sortie, Tusk est malgré cela une déception commerciale pour Warner, qui s’attendait assez naïvement aux scores faramineux de Rumours. La major pardonnera difficilement à Buckingham ses extrémités, ce qui le frustrera énormément. Il ira expurger en solo chez Asylum Records, orpheline de David Geffen, avec l’excellent Law and Order (1981) dans la parfaite continuité des chansons de Tusk et s’offrant même le luxe d’un hit, le charmant et ensoleillé « Trouble ». 


Car c’est bien en solo que le groupe arrivera à survivre. Stevie s’en ira avec Jimmy Iovine, Tom Petty et Don Henley pour le très bon Bella Donna (1981), déjà chroniqué ici, tandis que Fleetwood approfondira son amour pour les textures africaines sur l’intriguant The Visitor (1981), s’offrant même le luxe d’invités prestigieux comme George Harrison, alors en plein Gone Troppo (comprendra qui pourra) venu poser sa guitare et ses chœurs sur une reprise de Buckingham présente sur Tusk : « Walk A Thin Line ». 


Christine McVie attendra 1984 pour son deuxième album, épaulée par Lindsey et Eric Clapton, mais c’est hors propos puisqu’entre temps le groupe aura eu le temps de se retrouver pour l’enregistrement d’un nouvel album. 


Car le prochain jalon est le bien-lisse mais non-moins charmant Mirage, là aussi délà vu ici, enregistré au Château d’Hérouville et chacun dans son microcosme. Et si vous vous inquiétez pour lui, John McVie est sur son bateau ! 


D’une certaine manière, Tusk a tué Fleetwood Mac comme groupe, et on ne le retrouvera plus que comme un agrégat d’individus à l’égo surdimensionné et à l’imagination musicale fertile. En cela, affirmer que cet album est un bel exemple enregistré de cadavre exquis n’est en soit pas si hasardeux que cela, comme nous avons pu le démontrer.


Monstrueux par son concept inexistant et par ses excès de personnalité pouvant sembler écœurants, Tusk est pourtant une œuvre tellement attachante et belle, révélatrice de la charnière dans laquelle ces individus, à la fois inconnus de nous et tellement familiers, se trouvaient. 

Tusk, l’ouragan après la tempête.  


Lien vers ma chronique de Bella Donna, premier cru solo de Stevie Nicks


Lien vers ma chronique de Mirage, successeur de Tusk


Tusk, full album


lyons_pride_
9
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le 17 avr. 2024

Critique lue 18 fois

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