Ma relation avec les mots est assez particulière. Je les aime et à la fois, ils ne me touchent pas particulièrement. J'aime les comprendre, les décortiquer ou encore connaitre leur étymologie car posséder ce genre de connaissances permet une compréhension du monde dans lequel nous vivons accrue bien plus aiguisée. Par contre, j'ai un peu du mal à leurs trouver un réel intérêt esthétique, en ce qui concerne le signifié comme signifiant d'ailleurs. C'est bien pour ça que je suis peu friand de roman ou de la littérature de fiction, tout comme je ne lis absolument pas de poésie, ça ne me touche, ça ne m’intéresse pas, au contraire des essais de sémantique, linguistique et autres chatoyantes sciences du langage. Par conséquent, si j'ai beaucoup apprécié ma lecture d'Exercice de Style de Queneau pour la prouesse effectuée, je pense que je n'ai pas autant profité qu'un amoureux des sons ou de la musicalité des mots et des phrases. Queneau m'a amusé par son humour, époustouflé par sa performance ludique, mais surement moins que beaucoup de lecteurs. 99 Exercices de Style était ce qui me manquait pour arriver à cette ultime étape. En effet, contrairement aux mots, je suis très sensible aux dessins. C'est bien d'ailleurs pour ça que lorsque je veux qu'on me raconte une histoire, je me tourne naturellement plus vers la BD que vers la littérature.


Récemment, j'ai effectué un travail scolaire qui m'a fait bosser les théories de la BD et de la narration. J'y ai (re)lu le manifeste de McCloud pour la reconnaissance de la BD en tant qu'art, lecture très intéressante mais d'une certaine manière limitée. L'étape naturelle après la théorie est l'expérimentation, en effet, il est plus facile de briser les codes et la grammaire de quelque chose lorsqu'on les maîtrise. Si McCloud écrit, lucide, que l'avenir de la BD en tant qu'art se joue dans l'expérimentation, 99 Exercices de Style (et par extension, le mouvement OuBaPo, mais nous y reviendrons plus bas) est un livre charnière pour s'attaquer à l'expérimentation une fois qu'on est calé niveau théorie.


Exercices de style proposait X variations autour d'une petite histoire qui n'a que peu d'intérêt en soi. L'histoire matrice de 99 Exercices de Style a encore moins d’intérêt : Un homme travaillant à son bureau se lève, se déplace dans la maison, donne l'heure à sa compagne, et cherche quelque chose dans le frigo. La dernière case nous le montre en train de ne pas se souvenir de ce qu'il cherchait. Peut-être que certains vont hurler en lisant la suite de la critique (le débat sera lancé dans les commentaires), mais si 99 Exercices de style me parait si jusqu'au-boutiste c'est grâce au médium qu'il exploite. Entendons nous bien, Exercice de styles offre une possibilité de déclinaison quasiment, si ce n'est le cas, illimitée. Imaginez le livre de Queneau sous la forme d'une ligne. Ou peut-être plutôt un plan.
En effet, avec les mots seuls, on peut jouer sur différentes variations : le style d'écriture, la narration, et, en poussant plus loin, on peut aussi jouer sur l'expérimentation (je pense notamment à la forme Anagramme). En choisissant la BD comme médium pour l'exercice, on y rajoute une voire plusieurs dimensions. De la ligne on passe au plan voire au volume. Soyons fous, parlons même du continuum espace-temps et ses quatre dimensions.


99 Exercices de style s’inscrit parfaitement dans le courant d'auteurs et d’œuvres qui, durant les 90's visaient à réhabiliter le médium de la BD. La maison d'édition l'Association, les auteurs qui se sont essayés à l'OuBaPo, tout comme les essais de McCloud sur la BD... en BD avaient tous l'idée suivante derrière la tête : faire oublier l'époque où la BD était une simple sous-littérature populaire pour gamin illettré. C'est pendant cette période charnière que la BD s'est rendue compte de son potentiel, a théorisé sa grammaire aussi bien technique que narrative. Si L' Art invisible est la manifestation théorique de ce courant de pensée, 99 Exercices de stylez en est son pendant pratique. Car Matt Madden peut jouer sur une multitude d’éléments pour réussir à trouver ses 99 variations d'une même histoire : le dessin (au passage, comme McCloud, la technique picturale de Madden est un peu limitée, un manque de virtuosité technique bien compensé par son ingéniosité et son imagination), le textes en tant que tel (les dialogues, les récitatifs, etc...), la narration (points de vue différent, jeu sur l'unité géographique ou temporel, etc...), mais aussi, et cela est plus surprenant, sur la composition des cases, les symboles contenues dans les planches, des hommages sur l'histoire du médium (planches dessinées et pensées selon différents genres et écoles historiques, ou inspirées par le travail d'auteurs importants en particulier), jeux sur la grammaire de la BD (multiplication ou réduction de cases, jeux sur l'ellipse grâce à la décomposition du mouvement). Enfin, certaines planches versent vers l’expérimentation plus poussée encore (une fois de plus, les 2 planches Anagrammes est l'exemple qui m'a le plus marqué), mais pas moins inintéressante. Seul regret de ma part, mais là je deviens un lecteur bien exigeant, il me semble que la boucle des possibles auraient été bouclée avec l'application de figures de style à la grammaire propre de la BD (tel, au cinéma, les montages, métonymique de Griffith et métaphorique d'Eisenstein). Un appel est donc lancé aux dessinateurs amateurs qui me lisent : complétez l’œuvre de Madden :) !


Aussi inspiré et drôle que Queneau (le décalage entre l'aspect prosaïque de l'intrigue matrice et certains traitements choisis fonctionne souvent de manière bien comique). Cet ouvrage de référence en devient un livre essentiel pour tous ceux qui veulent comprendre la BD. J'aurais vraiment été curieux de lire, avec grande joie j'en suis sûr, un hypothétique 999 exercices de style.

Hypergerme
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le 8 juin 2015

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