"La Bible de Canaan", dont le côté sentencieux et religieux tombe complètement à côté d'un univers high-tech de space opera qui se suffit à lui-même, offre des citations qui dérapent de plus en plus en plus par rapport à l'original sémitique. Caïn l'agriculteur devient "celui qui fait à l'humanité l'offrande des fruits de la science" (jeu de mots assez vain sur le mot "fruit") ("L'humanité" se substituant à Iahvé), tandis qu'Abel, l'éleveur nomade, fait l'offrande des "fruits de la guerre et de la conquête". Rien à voir, on le constate, avec l'image pacifique et pastorale du premier assassiné de l'histoire biblique.

Et c'est avec de telles approximations que Bajram essaie de faire coller les énoncés pseudo-bibliques avec le comportement de tel ou tel personnage de son récit. Franchement, on n'en voit pas trop l'utilité. Bajram déploie par ailleurs un sens bien assez rare de la transcendance, et sait inspirer avec suffisamment d'efficacité des bouffées d'effroi sacré, sans qu'il soit besoin d'avoir recours à ces épigraphes théologiques, fort étrangères à un récit d'où Dieu est totalement absent.

En dépit du titre de la série, la guerre universelle marque le pas dans cet épisode. On l'oublierait presque, le temps que les héros de l'escadrille Purgatory comprennent où ils sont et ce qu'ils font là. Ils sont dans une base spatiale déserte, celle qui était à l'origine du "trou de ver", et ils trouvent un couloir plein de cadavres troués...

Bajram nous avait prévenus dans les épisodes précédents : le paradoxe temporel est une de ses marottes, la totalité de cet épisode est affecté à en décrire un et à chercher sa résolution.

Jeu de l'esprit un peu vain. Autant on accrochait sur tout ce qui était gravitation et espace-temps, autant le caractère abstrait et philosophique des problèmes de paradoxe temporel nous laisse un peu froids, tellement on en ressent l'artifice et la facticité. Certes, Kalish, le néo-Einstein à bandana grignotant ses mégots de cigares, est chargé de nous faire un exposé sur les différentes options théoriques des paradoxes temporels. Mais le niveau de réflexion est bien au-dessous des discours sur la gravitation et l'espace-temps des épisodes précédents. A peine au niveau d'une spéculation adolescente de fin de nuit un peu alcoolisée.

Mais visiblement, Bajram croit à ce qu'il énonce. Et sa virtuosité à maintenir un sentiment d'effroi cosmique tout au long du récit plonge ses racines, non pas dans des théories "scientifiques" à deux balles formulées dans leur version la plus démagogique (Einstein retournant dans le passé et tuant son propre grand-père, donc...), mais dans un authentique souffle épique mettant en scène l'homme face à des réalités qui le dépassent, que ce soit intellectuellement ou spatialement. Si Kalish est un héros, c'est parce qu'il se confronte avec succès avec ces énigmes.

Où est la transcendance là-dedans ? Dans la perte des repères sensoriels auxquels notre corps est accoutumé : le temps s'est renversé sous l'effet de la rétraction rapide de l'espace-temps après la destruction du Mur, et voici nos aventuriers rejetés dans un passé proche. Plusieurs conséquences scénaristiquement intéressantes : ils vont pouvoir avoir accès à des sources de renseignements qui vont leur permettre de comprendre d'où vient le "Mur", et... ils remontent à un moment antérieur à la mort de leur copain Baltimore.

Dans ce contexte, le copain paniquard de Baltimore, Mario, va faire des conneries pour éviter la mort planifiée de Balti dans un futur proche qu'ils ont déjà vécu, et c'est là qu'intervient le paradoxe temporel.

Ce qu'il advient de Balti est laissé à la surprise du lecteur. Grandiose, grands sentiments. Mais Kalish lui-même laisse entendre au final que ces théories de paradoxe temporel étaient, sinon des calembredaines, du moins ne s'appliquaient pas à la situation "présente". On se demande alors quel sens peut avoir la décision de Balti, qui semble avoir joué sa destinée sur une erreur...

Quelle que soit la cohérence des justifications théoriques de ce qui arrive à nos aventuriers, on a ici du grand Bajram, qui parvient à prolonger dans ce troisième épisode la tension obscure et presque mystique qui animait le début de la série.

Les représentations de la station spatiale et du vortex présentent des contrastes de formes particulièrement heureux. Les tourbillons d'anneaux accolés du vortex, avec de mystérieux gradients de luminosité blanche-bleues, savent susciter le sentiment d'un autre monde dont les règles sont différentes. Par contraste, la station spatiale, trapue et en forme de croix, souligne le décalage entre la localisation des personnages (dans la station) et le problème qu'ils ont à résoudre (le vortex). Les mauves-violacés des anneaux de Saturne en dernière page sont splendides.

La découverte de la station spatiale pleine de cadavres est un moment fort; les retrouvailles avec Balti, que l'on croyait mort, donnent vraiment le sentiment que l'on est passé dans l'au-delà, et que l'on a acquis les clés pour effectuer une telle transition; le sommet épique de cette évocation de la transcendance est la vision symbolique de Balti, confronté à un univers qui s'effondre dans un cataclysme atlantidien, et à son propre double déjà mort, qui le somme de le rejoindre. Ces six pages superbes suscitent l'angoisse de l'irruption de l'inconnu absolu (l'alien qui vient tirer Balti de son sommeil), présentent des références à une iconographie archaïque (les guerriers-squelettes aux casques cornus, armées d'épées et de doubles haches - enracinant l'aventure de Balti dans l'éternité des enjeux d'outre-tombe), et donnent à Bajram l'occasion de nous offrir l'une de ces perspectives de biais sur l'infini, dont il a le secret, ainsi qu'une vision de fin du monde, où une inondation universelle, agrémentée de projectiles lumineux venus de l'espace, est en train de s'effondrer dans un maëlström cosmique, menaçant d'entraîner dans ce gouffre apocalyptique une tour de Babel géante...

Episode de réflexion malgré une baston limitée et quelques engueulades. Tout laisse présager qu'après cet intermède paradoxal en vase clos, il va falloir maintenant s'occuper pour de bon de Guerre Universelle.

khorsabad
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le 24 juil. 2012

Modifiée

le 24 juil. 2012

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