Les humiliations, il n’y a rien de pire !

Ce tome fait suite à Barracuda - Tome 4 – Révoltes (2013) qu’il faut avoir lu avant car les six tomes forment une histoire complète. Il compte cinquante-quatre planches, et la première parution date de 2015. La série est scénarisée par Jean Dufaux, dessinée et mise en couleurs par Jérémy Petiqueux. Cette série a fait l’objet d’une intégrale dans laquelle le scénariste raconte sa fascination pour les récits de piraterie, en particulier les films, et bien sûr L’île au trésor (1883) de Robert Louis Stevenson (1850-1894).


Dans une grande bâtisse, celle des moines, abandonnée, Raffy est allongé sur un lit, le torse bandé pour panser sa blessure. Devant lui, debout, Anne De Laflam constate qu’il n’a pas de chance avec les femmes : à chaque fois, elles lui tirent dessus. Toutefois, à chaque fois, il en réchappe. Elle ironise : il aurait dû la prévenir qu’il aime mélanger le plaisir et la douleur. Elle regrette qu’il lui ait préféré Maria Sanchez del Scuebo qui pourtant est une catin tout comme elle : la femme d’un marchand d’esclaves, prête à tout pour sauver sa peau. Elle l’informe que lorsqu’il sera rétabli, elle le livrera aux Espagnols car ils comptent se servir de lui comme appât. Ils espèrent toujours récupérer le diamant du Kashar qu’ils savent aux mains de Barracuda, le père de Raffy. Ils savent que Blackdog accourra pour venir le délivrer. Le Barracuda reviendra à Puerto Blanco et il sera attendu de pied ferme.


Sur la petite île de Saliati, non loin de celle de Puerto Blanco, Goudron ramène le petit produit de sa chasse à Jean Coupe-Droit et Emilio, qui se tiennent devant la cabane de fortune dans une anfractuosité de la falaise. À l’intérieur, Maria Sanchez del Scuebo veille sur madame Si-Non, bien mal en point. Alitée, elle reprend difficilement ses esprits et s’adresse à la jeune femme. Avec une voix cassée, elle formule faiblement des phrases hachées : Personne ne peut quitter le Barracuda, le navire est souillé, par les fièvres des eaux profondes, contractées sur l’île de la Tête qui parle. Elle a tenté d’arracher le diamant Kashar à Blackdog, mais il l’a emporté avec lui. La jeune femme sort de la hutte et rend compte aux trois autres : d’après Si-Non, Blackdog s’est enfoncé à l’intérieur de l’île, avec le diamant sur lui. Jean Coupe-Droit prend à son tour la parole et indique qu’elle a d’autres plans : dès qu’il sera prévenu de son sort, le Faucon Rouge mettra le cap sur Puerto Blanco et se joindra au Barracuda. Leur conversation est interrompue par le son des tam-tams. En mer, l’équipage d’une petite barque à voile prévient celui d’un gros navire que Jean Coupe-Droit a été chassée de Puerto Blanco par les Espagnols. Le lendemain sur l’île, le petit groupe a décidé de la marche à suivre : Maria et Goudron restent au chevet de madame Si-Non, Emilio et Jean Coupe-Droit s’enfonce dans la jungle. Ils arrivent bientôt au pied d‘une falaise qui semble infranchissable. L’ex-gouverneure fait observer qu’il y a une ouverture dans la paroi. Ils s’enfoncent tous les deux dans l’étroit passage et débouchent dans une grande caverne.


La fin du tome précédent promettait de l’action : la présence des Espagnols sur l’île de Puerto Blanco, et le retour du Barracuda. Le lecteur sait que les différentes factions vont s’affronter, sans pouvoir prévoir dans quel sens le vent va tourner, ou qui va avoir le dessus. Il sait également que les trois jeunes gens jouent le rôle des personnages principaux. Mais s’il connaît le scénariste, il sait également que toutes ses histoires ne se terminent pas forcément favorablement pour ses héros. En tout cas, ils vont souffrir. À nouveau, le récit se déroule à terre, avec en plus une scène d’abordage dans un mouillage. Pour autant, Dufaux intègre plusieurs conventions spécifiques au genre des récits de pirate : des pirates qui se retrouvent sur une île sauvage avec une jungle, une grotte avec squelette et chauve-souris, un trésor (le diamant Kashar), des alliances et des trahisons, un duel sur une plage de rêve, une canonnade, un abordage sur un navire avec des gréments, un deuxième duel à l’épée, et pour faire bonne mesure, il ajoute des cannibales comme l’indique le titre.


L’artiste s’en donne à cœur joie avec ces divers ingrédients, et le lecteur éprouve un grand plaisir à la narration visuelle de la première à la dernière page. Ce tome commence donc dans une chambre dépouillée, mais avec un lit, une table de nuit ornée d’une croix, sur laquelle sont posés une carafe et un crucifix, avec un moine en train de laver un linge. La première case montre la façade du bâtiment, envahie de plantes grimpantes à certains endroits, avec la végétation au premier plan. Fine Flamme est toujours aussi séduisante, avec un corset apparent, un chapeau à large bord orné d’une plume, des cuissardes en cuir, une belle redingote rouge, sans oublier ses gants, un ras-du-cou, des boucles d’oreilles. Le lecteur tourne la page et découvre un vieux grément amarré dans une crique, une belle plage de sable blond en arrière-plan, une eau un peu sombre. Dans la case suivante, aussi de la largeur de la page, le point de vue est inversé et se trouve du côté du ponton, avec vue sur la poupe du navire, et les falaises dans le lointain, Goudron au premier plan, et la cabane sur un plan intermédiaire à gauche de l’image. L’artiste tire tout le profit possible de ce plan large. La page suivante permet au lecteur de pénétrer à l’intérieur de la hutte de fortune : la couche de paille, l’aménagement sommaire et les meubles basiques.


Tout du long de ce cinquième tome, le lecteur se régale de ce qui lui est donné à voir. Les nombreuses chauves-souris qui s’abattent sur Jean Coupe-Droit et Emilio, Jérémy adoptant un rendu faisant la part belle aux aplats de noir pour les rendre plus menaçantes. Le village des cannibales apparaît dans des teintes grisâtes, le rendant encore plus inquiétant, avec une vue en contreplongée sur des ponts suspendus entre les huttes, et un ruisseau rouge du fait du sang qu’il charrie. L’artiste réalise ces images avec sérieux et premier degré, avec des éléments macabres comme des crânes sur des pieux. La découverte du sorcier Penilla se fait dans une séquence tout aussi sinistre, avec ses peintures tribales sur le visage et une coiffe macabre. Le contraste est total avec les deux pages suivantes : Raffy est reçu dans le bureau du gouverneur à Puerto Blanco, sous un beau soleil, avec le capitaine de La Loya dans un bel uniforme. De séquence en séquence, le lecteur remarque également le travail sur les ambiances, une teinte principale déclinée en plusieurs nuances, pour faire voir l’unité de la scène et sa tonalité : d’un bleu-gris pour une scène nocturne, à un rouge orangé pour une bataille furieuse.


La narration visuelle apparaît comme évidente, parfois une simple représentation évidente de l‘histoire. Pour autant, régulièrement, le lecteur s’arrête sur une image qui lui fait prendre conscience que le dessinateur fait bien plus que ça. Pour sa première apparition, le chevalier Jonathan-Pierre-Auguste d’Arlatan arbore un sourire inoubliable, à la fois sincère et à la fois inquiétant. Lorsque le sorcier Penilla regarde dans le diamant Kashar, une première vision d’une troupe d’innombrables guerriers s’impose à lui : un déferlement saisissant. L’abordage du Barracuda par une petite flottille de pirogues des cannibales bénéficie d’une mise en scène remarquable, d’abord au ras de l’eau comme derrière une pirogue à balancier, puis sur le pont alors que les cannibales s’élancent l’épée à la main, puis grimpent dans les gréments dans une belle vue de dessus, et découvrent le contenu sinistre de la cale en descendant dans les entrailles du navire. Vers la fin du récit, Raffy se lance dans un duel à l’épée en pleine rue, et le lecteur retient son souffle. Ce n’est qu’après l’issue de cet affrontement qu’il se rend compte que la narration visuelle l’a tenu en haleine, même s’il avait déjà lu de nombreux duels de même nature.


Le scénariste est arrivé à un point de son récit où les conflits s’enchaînent naturellement du fait des situations développées précédemment. Le lecteur s’est progressivement attaché aux trois jeunes gens, et il ne remet pas en cause cette affection quelle que soit la manière dont ils se conduisent. Pourtant ils ne répondent pas aux critères d’un héros, que ce soit Raffy ne respectant pas sa parole pendant un duel, Emilio tentant de manipuler Blackdog, ou Maria peu affectée par la mort de son proche serviteur. Finalement, ils se sont alignés sur le comportement de leurs ainés. En outre, la curiosité du lecteur est focalisée sur le chevalier Jonathan-Pierre-Auguste d’Arlatan, une personne à qui il n’est pas possible d’accorder la moindre confiance, avec un nom agrégeant celui du noble d’Artagnan et le qualificatif peu flatteur de charlatan, très belle trouvaille. Plus encore, il succombe immédiatement au charisme de Blackdog qu’il retrouve avec grand plaisir et qui dispose d’un nombre de pages significatif en tant que premier rôle, et d’un duel spectaculaire et décisif. Ferrango apporte une touche comique, tout en étant un personnage touchant, pas ses imperfections, ses lâchetés, victime des événements auxquels il parvient toujours à survivre.


Avec ce tome, le lecteur se trouve conforté dans l’idée que Jean Dufaux écrit pour son dessinateur qui continue de gagner en assurance et en élégance de tome en tome, la narration visuelle générant un plaisir direct, grâce à un scénario qui met à profit les conventions du genre Pirate, avec une intrigue qui privilégie l’aventure et les moments de tension. Pour autant, il est possible de distinguer en filigrane un thème qui court tout du long : la folie de posséder.

Presence
10
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le 22 janv. 2023

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