Il s'agit du premier tome d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 4, initialement parus en 2015, coécrits par Matt Hawkins et Bryan Hill, dessinés et encrés par Isaac Goodhart, avec une mise en couleurs de Betsy Gonia. Le concept de la série a été créé par Matt Hawkins, également auteur de Think Tank et Wildfire.


L'action se déroule dans la petite ville d'Eden dans le Wyoming qui compte 2.198 habitants. La première scène montre un pasteur devant sa congrégation qui lit un passage de le Genèse et qui abat froidement un individu maintenu sur ses genoux par 2 paroissiens, avec l'assentiment de la congrégation. Puis le récit revient 24 heures plutôt.


Mark Shiffron est le postier d'Eden, et il souffre d'un syndrome d'Asperger (trouble du spectre autistique). Il est en train de recopier une lettre qui a été partiellement déchirée. Puis il fait sa tournée et la remet à Daniel Messersmith, son destinataire. Il note que les roues du 4*4 de ce monsieur porte la trace d'une boue rougeâtre. Il se rend ensuite à la gargote du coin pour prendre un hamburger en demandant à Maggie Pendrowski (la serveuse) que les frites ne touchent pas le hamburger. Il rend visite à Robert Sampson (surnommé Big Injun) pour savoir où on trouve de la terre rougeâtre dans la région. Puis il va voir Dana Shiffron (sa mère, et la maire d'Eden) pour lui emprunter la moto avec les pneus tout-terrain. 24 heures après, en sortant de cette célébration particulière, les paroissiens découvrent le cadavre d'une femme devant l'église.


Depuis le début des années 2010, c'est devenu une habitude, l'éditeur Image Comics publie des séries souvent très originales, sans connexion avec des superhéros. Matt Hawkins est le président directeur de Top Cow (la branche d'Image appartenant à Marc Silvestri), et un scénariste original (sa dernière série "Wildfire" traitait de la question des OGM sur un mode bien renseigné). De fait, une fois le premier épisode lu, le lecteur se demande bien où va se diriger la série.


Dans les faits il s'agit d'une sorte de thriller mêlant une forme de crime organisé, avec la présence d'un agent du FBI, des habitants qui n'ont rien de bien tranquille, une maire qui fait régner l'ordre d'une manière particulière, et un père fondateur de la ville qui revient pour récupérer ce qu'il estime lui appartenir de droit. Le lecteur retrouve donc quelques conventions de ce sous-genre des polars : labo clandestin fabriquant de la drogue de synthèse, règlements de compte brutaux, vengeance expéditive, usage d'arme à feu pour exécution sommaire, agent du FBI corrompu, jeune femme pas si innocente que ça.


On peut ajouter des personnages hauts en couleur : le jeune adulte atteint du syndrome d'Asperger (qui narre une partie du récit par le biais de ses pensées intérieures), la femme quinquagénaire maire d'un petit patelin isolé, l'amérindien énigmatique, la jeune et jolie serveuse, le néonazi avec 88 tatoué dans le cou (8 comme la huitième lettre de l'alphabet, c'est-à-dire HH pour Heil Hitler). Le dessinateur leur donne à tous un visage et une silhouette facilement mémorisable. Maggie a vraiment l'air d'une jeune fille modèle, et Dana Shiffron fait vraiment ses 50 ans passés.


Isaac Goodhart effectue un bon travail de mise en images. Le lecteur ressent que cette histoire est avant tout menée par l'intrigue, et que le dessinateur est relégué à un rôle d'illustration de ladite intrigue. Ses personnages disposent d'une identité visuelle forte, sans être exagérée. Les lieux sont représentés de manière concrète. L'église a l'apparence des églises de ces petites villes, le bâtiment de la poste est une structure en béton purement fonctionnelle. Le laboratoire clandestin est abrité dans une grange générique.


Ce dessinateur représente avec la même conviction les intérieurs des bâtiments qu'il s'agisse du mobilier générique de la cuisine de Dana Shiffron, ou de l'aménagement standardisé du diner dans lequel travaille Maggie Pendowski, et où Mark Shiffron va prendre ses repas. La chambre de motel où réside l'agent Simpson du FBI présente cette même qualité de lieu sans âme meublé avec des éléments génériques. Le lecteur se projette dans cette vision des États-Unis bon marché, une ville ordinaire, sans grande personnalité.


Cet aspect banal est très bien rendu par les dessins, et fait d'autant mieux ressortir les comportements sortant de l'ordinaire des habitants d'Eden. Le lecteur constate également que les dessins de Goodhart présentent quelques imperfections. Les expressions des visages sont parlantes, mais un peu exagérées, et un peu brutes, manquant de finesse. Le langage corporel est parfois trop raide, avec des postures pas toujours naturelles. Certains lieux manquent un peu de détails. Par exemple le lecteur ne peut pas déterminer de quoi est fait le sol de l'église (plancher ou autre ?), et les bancs semblent un peu posés au milieu de nulle part. De la même manière les trafiquants semblent avoir posé une table au milieu de la grange, sans rien d'autres pour accueillir l'équipement nécessaire au laboratoire.


Betsy Gonia effectue un travail de mise en couleurs professionnel qui utilise une couleur dominante par séquence, et qui permet de mieux faire ressortir une forme par rapport à une autre. Elle utilise les variations de nuances de couleur pour augmenter l'impression de volume de chaque surface. Néanmoins cet usage systématique des dégradés finit par devenir un peu artificiel.


Généralement quand un auteur de comics introduit un personnage avec une particularité physique ou mentale, il s'en sert comme d'une béquille pour lui donner plus de caractère, mais cela relève souvent de l'artifice décoratif, sans réelle compréhension de cette particularité. Ayant terminé les 4 épisodes, le lecteur se dit que le portrait psychologique de Mark Shiffron a été cohérent du début jusqu'à la fin et conforme au syndrome d'Asperger. En fin de tome, il découvre des fiches sur 8 personnages, ainsi que 2 textes, de 2 pages chacun (en gros caractères). Le premier texte présente rapidement la loi RICO (Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act), l'objectif de sa création, sa mise en œuvre et des résultats obtenus dans des affaires plus ou moins célèbres. Il est recommandé de lire ce texte après avoir lu les 4 épisodes, car il apporte des informations complémentaires qui dévoilent une partie de l'intrigue.


Le deuxième texte présente succinctement le syndrome d'Asperger, sa définition, les symptômes des personnes qui en sont atteintes, ainsi que l'évolution de cette définition ces dernières années. Le lecteur reconnaît là le sérieux de Matt Hawkins qui se documente avant de parler de quelque chose. Le lecteur peut ainsi facilement constater que le comportement de Mark Shiffron est cohérent avec ce syndrome. Il se rend compte que la réflexion de l'auteur va plus loin, en particulier sur les remarques relatives à l'évolution de l'intégration de ces malades dans la société en fonction de l'évolution de la classification de cette maladie. On est loin d'un comics où il s'agit de savoir qui aura raison, en tapant le plus fort sur son opposant.


Ce premier tome accroche le lecteur dès la première page, et l'emmène dans un thriller poisseux qui le maintient sur ses gardes. Le tome se conclut comme un chapitre, avec une situation ayant un peu évolué dans la ville, les personnages ayant été présentés dans les formes. Il ne s'agit pas d'une lutte opposant des bons à des méchants, et tous les personnages ont leur part d'ombre. La narration visuelle est professionnelle, même si elle reste un peu mal dégrossie dans les détails (les expressions des visages, la consistance des décors). Les auteurs tiennent leur pari de mettre en scène un individu souffrant du syndrome d'Asperger, en restant cohérent du début jusqu'à la fin, sans jamais jouer sur le registre de la pitié envers Mark Shiffron. Le lecteur se rend compte qu'il a dévoré ces 4 épisodes avec un grand plaisir et qu'il souhaite ardemment connaître la suite. Un démarrage en trombe, dans un environnement inquiétant, avec des personnages complexes. Il reste à voir si les auteurs réaliseront la suite, et s'ils éviteront le destin qui semble tout tracé pour Mark Shiffron.

Presence
9
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le 4 avr. 2020

Critique lue 115 fois

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