« Vous voulez que je vous raconte le bagne ? Alors je vais vous parler de la Guyane. Parce que le véritable enfer n’est pas ici, entre les murs de ce cachot… mais dehors, tout autour. […] On peut dire, sans risquer de se tromper, que la Guyane est juste une putain de forêt vierge où l’homme n’a pas sa place. Pour avoir une chance d’y survivre, il faut se garder des serpents venimeux qui tombent des arbres ou se faufilent entre les herbes hautes de la savane. Des colonnes de fourmis s’y déplacent jour et nuit, dévorant tout sur leur passage. Certaines font deux centimètres de long et leur venin peut tuer un bœuf. Et puis il y a les mouches. Elles vous attaquent, pire que des abeilles et piquent au sang ou pondent leurs œufs sous la peau, jusqu’à vous rendre dingue. Vous voulez que je vous dise, m’sieur ? Ici pas besoin de barbelés ni de gardiens ».
Ce témoignage est recueilli par le journaliste Albert Londres à Cayenne, en 1923. Il lui est fourni par Dieudonné, membre supposé de la bande à Bonnot envoyé au bagne après un procès inique. Enfermé suite à une tentative d’évasion, Dieudonné se confie et montre à Londres l’innommable réalité d’une vie de bagnard. Une prison à ciel ouvert où l’état français a mis en œuvre une déportation de masse pour se débarrasser de ses criminels les plus dangereux. Une prison à ciel ouvert où la durée de vie moyenne n’excède pas cinq ans. Une prison à ciel ouvert où l’on paie pour attraper la tuberculose ou la lèpre afin de s’offrir un séjour prolongé à l’infirmerie et s’extraire de l’horreur du quotidien.
« Jamais je n’oublierai ce que j’ai vu ici. Quelle que soit la nature des crimes qu’ils ont commis, ces hommes ne méritent pas le traitement indigne que la république leur inflige. Rien ne justifie qu’on dépossède à ce point un homme de son humanité. La Guyane est une machine à broyer, sans distinction ni remords ».
Je crois que j’ai lu tout Albert Londres dans ma jeunesse. Au-delà de son engagement, de sa vision du journalisme (« notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie »), j’ai adoré son écriture, son lyrisme contenu et sa façon incroyablement puissante de vivre et de raconter chacun de ses reportages. C’est un plaisir de le retrouver ici dans cette libre adaptation de son recueil d'articles « Au bagne », adaptation fidèle à la réalité historique mais prenant parfois les accents d’un roman d’aventure.
Graphiquement, je découvre avec bonheur le trait aiguisé de Fabien Bedouel, ses grands aplats noirs, son bleu profond, son rouge sang, sa façon de retranscrire l’atmosphère suffocante et la violence de la colonie pénitentiaire, l’absence totale d’espoir et de lumière pour les condamnés.
Une plongée dans l’indicible sur les pas d’Albert Londres pour rappeler à quel point Cayenne et son bagne sont à jamais restés une honte pour la France (d'ailleurs l'enquête du journaliste aura un tel retentissement qu’elle aboutira à la fermeture du pénitencier de Saint-Laurent-du-Maroni).