À plusieurs reprises tandis que je lisais ce Dieci, m'est venue l'envie de humer du Bill Conti. Et pourquoi pas ? Après tout, nous avons droit à une séquence d'entraînement en début d'album, et à une autre vers la fin, sur une plage qui plus est ! Alors certes, il s'agit dans le premier cas d'épées en bois et non de gants de boxe, tandis que la langueur mélancolique du deuxième évoque davantage Les Chariots de Feu que n'importe quel épisode de la saga Rocky, mais essayez donc de lire ce tome 10 de Cesare en écoutant quelques uns des plus célèbres morceaux du compositeur italo-américain, le résultat est étonnant !


Il convient de dire que le combat à l'épée de bois tombe tout particulièrement comme un cheveu sur la soupe : qu'est-ce qui peut bien pousser le très pacifique Angelo Da Canossa à s'intéresser aux armes ? La tentative d'assassinat contre lui ? Mais Cesare Borgia lui a déjà appris à manier le stiletto ! Les auteurs éludent d'ailleurs la réponse lorsque le prince espagnol pose lui-même la question... en fait, ce soudain attrait pour l'escrime n'est guère qu'une excuse pour assurer la transition vers un affrontement physique et non plus seulement verbal entre Cesare et Miguel. Duel bien dessiné et découpé, mais qui - une fois n'est pas coutume, avec Fuyumi Soryo - se termine en queue de poisson lorsque Cesare fait une fois encore tomber une des statues antiques de la collection de l'archevêque de Pise, Raffaele Riario.


"Queue de poisson" : le jeu de mot est volontaire, évidemment, puisque la statue a beau être sauvée in extremis par Alvaro, elle perd au passage sa... virilité. "Vous croyez qu'il va s'en rendre compte s'il manque un petit bout?" "Ce bout-là, oui, sûrement !" Effectivement, quand on connaît les penchants de l'archevêque, qu'il a rendu évidents à plusieurs reprises au cours de la série... heureusement, cet étrange plagiat des Goonies permet de réintroduire le personnage de Michelangelo Buonarotti, que son ami florentin Angelo charge de réparer la statue. Le futur peintre de la chapelle Sixtine va ainsi se retrouver, à son insu, confronté à l'auteur du crime.


D'autant plus outrecuidant qu'il ignore totalement à qui il a affaire, le jeune artisan, dont le nom est l'amalgame des deux meilleurs amis du Borgia, ne mâche pas ses mots devant celui-ci : "Ah ça, c'est sûr qu'on [les artisans] est plus dégourdis que les nobles ! Pas fichus de faire quoique ce soit de leurs dix doigts, ceux-là ! Mais pour casser et démolir, ça ils sont champions... à se demander ce qu'ils deviendraient sans nous." Incontestablement plus méritocrate que nombre de ses pairs, Cesare est touché par la franchise de Michelangelo, à tel point qu'il le récompense généreusement au lieu de le punir.


Le dû des protagonistes est probablement le thème central de Dieci, ce qui contribue à lui conférer des airs de finalité, car il s'agit de l'album où les personnages mettent en pratique ce qu'ils ont appris au cours des neuf précédents tomes. Pour Cesare, cela consiste avant tout à faire preuve d'écoute et d'empathie pour ceux plus bas que lui dans l'échelle sociale. À sa décharge, il n'a pendant longtemps pas été à bonne école avec son cardinal de père, comme nous le montre un nouveau flashback sur son enfance romaine.


Après tout ce temps, on serait tenté de craindre que ce procédé ne devienne lassant, mais c'est tout le contraire : une nouvelle fois, il offre à l'album quelques unes de ses plus belles planches. Récompensé pour sa prestation devant le Pape dans Sei, le petit Cesare souhaite partager ses friandises avec des mendiants romains lorsque Rodrigo l'en empêche brutalement : "Si tu partages un seul de tes repas avec eux, tu peux être certain que plus jamais ces miséreux n'oublieront ton visage ! Dès qu'ils t'apercevront, ils viendront s'accrocher à ton manteau pour te demander une bouchée de plus. Mais à ce moment-là, seras-tu en mesure de la leur offrir ?", rationalise-t-il. Ainsi, le pragmatisme à toute épreuve du cardinal s'oppose à l'altruisme irréfléchi de son héritier. Venant d'un homme d'église, une telle attitude peut choquer, mais ce débat moral n'est pas sans rappeler le sermon de la jedi déchue Kreia dans la plus célèbre séquence du jeu vidéo Star Wars : Knights of the Old Republic II.


Au contact d'Angelo, Cesare réapprend donc à agir sans calcul, tandis que le jeune florentin gagne de la culture, et ce faisant de la confiance en soi, en écoutant et dialoguant avec son ami espagnol. Dans l'immédiat, il concrétise cette assurance en répondant aux attentes de son flirt des tome 3 et 4, l'apprentie-tisserande Emilia. Sacré Angelo, à peine déniaisé par une prostituée, que le voilà bourreau des cœurs pisans ! De fait, la "romance" entre les deux adolescents est aussi forcée qu'empruntée, puisqu'il n'ont eu que quelques cases à se mettre sous la dent en l'espace de dix albums, et ce n'est pas comme si ces cases avaient respiré la passion la plus ardente ! De même que la péripatéticienne obèse d'Otto, la pauvre Emilia est la grande perdante de l'affaire. Elle regarde son amant d'une nuit s'en aller par les toits, appelé à un bel avenir au service de Giovanni de Medici au Vatican, tandis que la voilà condamnée à une existence modeste dans la petite ville toscane. "Plus jamais je ne ne tomberai amoureuse d'un étudiant", soupire la pauvrette.


La maturité d'Angelo donne cependant lieu à d'autres scènes, plus jolies et plus satisfaisantes pour le lecteur, entre ses amis espagnols - ou espagnols d'adoption, puisque nous recroisons Cristophe Colomb, sur le point d'initier son plus célèbre périple... - et lui, notamment un dialogue avec Miguel, dans lequel le Florentin se félicite du sort du petit orphelin qu'il a récemment adopté, tout en louant Cesare Borgia pour la création de la manufacture, source d'emplois pour les Pisans les plus démunis. Mais Angelo ne se fait pas d'illusion quant aux véritables motivations du Valençais, dont il accepte de plein gré d'être l'espion dans l'entourage des Medici. "Je ne te connaissais pas si rusé, Angelo..." murmure Miguel, admiratif. Ce gain en assurance fait également forte impression sur son propre grand-père, de retour à Florence, dans une autre scène très émouvante.


Comme pour renforcer cette idée de "boucle bouclée", c'est à cheval qu'ont lieu les adieux entre Angelo et Cesare, mais cette fois au bord de la mer, et non plus d'un précipice. Alors qu'il ramasse un simple coquillage pour l'offrir à sa sœur, le soudain lyrisme de Cesare effraie son interlocuteur décontenancé. "J'aimerais tellement lui [Lucrezia] faire admirer les paysages de Toscane, ses plaines verdoyantes inondées de lumière, son ciel d'azur balayé par le vent. On ne trouve rien de tout ça à Rome... ni nulle part ailleurs sur terre, j'imagine. Dieu a permis à l'Homme de douter, mais la Nature, elle, ne connaît pas l'incertitude. Toujours impitoyable, quelque soit l'adversaire, elle sait aussi se montrer généreuse... et belle !" Même lorsqu'il s'oublie, le Borgia ne fait pas dans la demie-mesure. "Depuis notre première rencontre, vous m'êtes apparu comme un être à la fois proche et lointain. Mais ce jour-là, sur cette plage, il m'a semblé que l'espace d'un instant, vous aviez retiré votre armure... et j'ai entrevu un garçon, qui n'était finalement pas si différent de moi. Dans son regard perçant, j'ai deviné un peu de tristesse. J'ai vu le vrai Cesare Borgia... et ce n'était qu'un homme !" L'empereur n'est pas encore empereur, que le voilà déjà mis à nu...


Une autre personnage dont l'évolution aura été l'une des plus intéressantes et qui arrive maintenant à son terme est le tout nouveau membre du collège des cardinaux, Giovanni de Medici. Celui qui avait commencé la série comme un aristocrate fat et pompeux s'était petit à petit révélé comme un jeune homme timide et peu sûr de lui, avant de surmonter la douleur de la trahison de ceux qu'il pensait ses amis, et d'être à présent à mesure de garder toute sa contenance lors de son oral d'examen, notamment lorsque Cesare le prend au dépourvu avec ses questions. Cela donne lieu à un nouveau débat passionnant sur le caractère chrétien ou non du commerce bancaire. Giovanni parvient à prendre du recul vis-à-vis de ses enseignements pour livrer une réponse toute personnelle, qui lui vaut les félicitations du jury.


Le voilà donc sur le chemin du Saint-Siège, Angelo à sa suite. En chemin, le cortège s'arrête évidemment à Florence, où le visage d'un Lorenzo plus affaibli que jamais par la maladie s'illumine en voyant son fils porter le pourpre, vieux rêve familial. Cesare Borgia remarque cependant que le ciel toscan se fait nuageux, ce qui n'augure rien de bon. En effet, cardinalat ou pas, la position des Medici est plus fragilisée que jamais par le piètre état de santé de son patriarche, d'autant que son héritier Piero fait de plus en preuve de la morgue héritée de sa mère. Désemparé et impuissant, Lorenzo fait part de ses inquiétudes au jeune Angelo : "La mère de Giovanni a beau être une Orsini, mon fils est un Medici, un enfant de Florence. Toi qui as grandi dans cette ville, je pense que tu sauras trouver les mots pour l'interpeller quand le doute l'envahira. Tu devras lui rappeler d'être un Medici, et d'être fier d'être Toscan !" Mais en vérité, c'est son aîné Piero qui as bien besoin de ce genre de conseil, lui qui s'apprête à commettre l'irréparable...

Szalinowski
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le 21 nov. 2019

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