Critique narquoise de la rébellion sans idéaux

Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre, de 56 pages, initialement parue en 1995. Le scénario est de Grant Morrison, et les dessins de Philip Bond, avec une mise en couleurs de Daniel Vozo.


La première page montre le personnage principal (une adolescente dont le lecteur n'apprendra ni le nom, ni le prénom) perchée sur une structure métallique, un pistolet à la main s'adressant aux lecteurs pour dire que les gens n'ont pas compris. Page suivante l'Adolescente est dans le bus l'emmenant au lycée, dans son uniforme scolaire. Derrière elle, un Adolescent (dont on ne connaîtra ni le nom, ni le prénom) vient de subtiliser un paquet de clopes à un professeur pas dupe, mais qui n'arrivera pas à le récupérer. Au fur et à mesure, l'adolescente commente ses actions à l'attention du lecteur. Elle s'ennuie en cours et rêve de massacrer sa classe au pistolet mitrailleur. Elle trouve que Paul (son petit ami) est immature, trop égocentrique et trop pépère. Elle ne supporte pas ses parents, et croit comprendre, non sans raison, que son père a développé un fétichisme dérangeant pour ses sous-vêtements à elle. Elle finit par quitter la table du repas familial pour aller s'acheter des frites à l'établissement de restauration rapide du coin. Elle y croise l'Adolescent qui lui propose de picoler et de commettre quelques actes de délinquance bien sentis tels que vandaliser une voiturette et briser une vitre d'un salon où un couple de vieux en train lire dans leurs fauteuils. C'est le début d'une fugue à haut risque.


La première fois que j'ai feuilleté cette histoire, je me suis dit que Grant Morrison avait écrit une variation sur la rébellion adolescente à tendance autodestructrice, sous forte influence de Thelma & Louise et je l'ai reposé sans l'acheter. La deuxième fois aussi. Puis sous l'influence de commentaires favorables (merci M. Cyrille) et d'une appréciation grandissante de Grant Morrison en tant qu'auteur, j'ai fini par me lancer dans cette lecture. Il s'agit d'une histoire relativement courte, linéaire et respectant la chronologie (sauf pour la première page). Elle constitue donc un récit très accessible de Grant Morrison mettant en scène une forme de rébellion contre l'ordre établi, à base d'actes de vandalisme gratuits, sans idéologie particulière. Ce qui fait la différence avec d'autres récits de ce genre, c'est que l'Adolescente s'adresse au lecteur avec bonne humeur quelle que soit la situation. Sa tentative de destruction de l'autorité, son entrée dans la criminalité s'en trouvent dédramatisées et tombent même sous le coup d'une gentille moquerie. Ce point de vue provoque une forme d'empathie inattendue avec elle.


Il ne s'agit plus d'une cavale improbable de 2 adolescents en phase de désocialisation aigüe à base de violence aveugle et cruelle, en quête d'un absolu incompatible avec la réalité. Le récit se situe à mi-chemin entre la tragédie et la farce noire. Le second degré permet de faire passer une accumulation peu probable de névroses ordinaires, tirant vers la déviance, qu'il s'agisse du fétichisme paternel pour les petites culottes, du sarcasme des policiers, ou de l'étonnant appartement du monsieur qui aime s'habiller en femme et se filmer. Le lecteur peut alors apprécier ces éléments saugrenus comme autant de caricatures d'une société aux valeurs morales en déclin. La force de Morrison en tant que narrateur est de trouver le point d'équilibre entre ces aspects satiriques et la justesse des émotions de l'Adolescente. Sans avoir besoin de forcer le trait sur les tourments de l'adolescence, Morrison fait ressortir cette sensation de devoir se plier aux diktats du conformisme pour vivre en société selon un schéma rigide qui semble inéluctable : avoir un petit copain plutôt égocentrique et peu romantique, se taper des heures de cours abrutissantes, etc. Du coup les écarts de conduite de l'Adolescente deviennent une échappatoire naturelle, sans pour autant être justifiables.


Philip Bond a collaboré à plusieurs reprises avec Grant Morrison que ce soit pour quelques épisodes de la séries des Invisibles (dans The Invisible kingdom, en anglais) ou pour la minisérie Vimanarama (2005, en anglais). Le style de ce dessinateur s'adresse plutôt à des adultes. Il ne cherche pas à faire joli, ou à en mettre plein la vue. Il mélange une approche assez réaliste, sans tomber dans le détail photographique, avec également une forme de second degré en sourdine. Par exemple, le lecteur ne peut se tromper sur le fait que l'Adolescente et sa copine de classe sont bien assises dans un bus et qu'elles portent bien leur uniforme scolaire. Par contre il ne représente pas la texture de la matière des places assises, ou la structure des flancs du bus. La hauteur sous plafond semble aussi relever de la licence artistique. Bond ajuste donc le niveau de détails en fonction des besoins du récit. Son style lui permet de donner des formes de visages et des tenues vestimentaires spécifiques à chaque personnage. Il retranscrit visuellement l'hommage à la série télévisée L'autobus à impériale, sans que le lecteur ne puisse s'y tromper. De même l'accoutrement de l'un des rebelles artistes permet tout de suite de comprendre que son modèle artistique est Andy Warhol. Bond participe également grandement au ton de la série en transcrivant le registre de la farce par le biais des sourires francs qu'arborent les personnages. Ces expressions participent grandement à la dédramatisation de la cavale des 2 Adolescents, ainsi qu'à la prise de recul quant à leurs positions.


Derrière l'apparente facilité du thème du récit de 2 adolescents rebelles qui veulent tout casser en allant jusqu'au bout, Grant Morrison et Philip Bond racontent une histoire disposant d'un ton plus savoureux que prévu, grâce à un léger second degré bien dosé. Loin de tomber dans un récit sinistre et glauque, ils marient une farce aux crimes gratuits commis par les 2 exaltés. D'ailleurs, lors de la scène de cours, Morrison donne une indication supplémentaire de l'approche qu'il a souhaité développer lorsque le professeur évoque les Ménades, les accompagnatrices de Dionysos.

Presence
7
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le 12 avr. 2020

Critique lue 57 fois

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