Ce qui frappe, dès la première lecture, c'est bien évidemment l'immense talent de Frank Pé. On ne lit pas ses pages, on les savoure. C'est un émerveillement visuel permanent. La lisibilité est parfaite de bout en bout, et après trois lectures, on se rend compte qu'il y a quelque chose qui frise la perfection dans sa narration par l'image.
Ajoutons à cela l'excellente mise en couleur de Cerise, qui nous ramène au travail du talentueux et regretté Stéphane de Becker (qui officiait pour Tome & Janry), et vous avez en mains un album qui tient toutes les promesses graphiques qui étaient faites depuis l'annonce de sa parution.
Rien que pour cette esthétique retrouvée dans SPIROU & FANTASIO, La Lumière de Bornéo flanque une fessée cul-nu à tous les auteurs d'albums officiels ou non parus depuis le début du siècle. Sans exception. Et lorsqu'on compare la jungle tropicale de Frank Pé et Cerise à celle de Yoann et Laurence Croix dans le récent Colère du Marsupilami, on se rend compte, plus que jamais, de tout ce qu'on a perdu depuis près de 20 ans dans la série-mère. Quelle régression !
Et pour ce qui est des personnages principaux, ils sont dans la lignée de ce qu'avait commencé à envisager Janry avec Machine qui rêve et Zorglub à Cuba : un savant dosage semi-réaliste qui fonctionne très bien, ancré dans l'univers esthétique de l'école de Marcinelle. Spirou n'a pas d'uniforme de groom anachronique et on n'a aucune difficulté à considérer que c'est bien de lui qu'il s'agit. Alors il peut bien porter des lunettes, même si c'est inutile. Ce n'est qu'un détail.
La Lumière de Bornéo reprend en fait les choses là où Machine qui rêve les avaient laissées.


Ensuite, il y a le scénario. Et là, c'est une autre paire de manches.
A la première lecture, on ne peut que s'avouer déçu par le résultat. L'entame est pourtant bonne, lançant de manière classique plusieurs intrigues parallèles dont, comme c'est traditionnellement l'habitude, on imagine bien qu'elles finiront par se rejoindre. Passé le dramatique prologue dans la jungle africaine, on a donc une intrigue qui va concerner Spirou, Noé et Fauvette ; une deuxième qui tourne autour d'un mystère artistique ; une troisième mettant en scène Fantasio et la rédaction du Moustique ; et pour finir, une quatrième centrée sur une histoire de prolifération de champignons noirs et inconnus. Si les trois premières finissent effectivement par se fondre en une seule, la quatrième laisse perplexe à l'issue de l'album. On se demande même ce que ça vient faire ici et l'on se surprend à penser à Vehlmann dans la série-mère qui, par principe, ne peut s'empêcher de coller le comte de Champignac dans toutes ses histoires, alors qu'il ne sert parfois strictement à rien. De plus, on pourra aussi reprocher certains dialogues et certaines situations plus artificielles et exagérées qu'autre chose (Fantasio évoquant la belle chevelure de Spirou, Fauvette qui demande des serviettes hygiéniques ou sa systématique attitude agressive, et le "duo comique" peu convaincant formé par Rastrillo y Platañes et Ibn-Mah-Zoud – notez la faute dans l'album où le cheik est renommé Ibn-Mah-Zout).


Mais le temps passant, et après deux relectures, on perçoit les choses différemment. La compréhension graphique est encore plus fluide que la première fois et on s'extasie encore devant l'aisance narrative du dessinateur. Puis lorsqu'on relit finalement ce commentaire : "Le Beau ne résout rien, il est inutile (...), mais c'est ce qui justifie tout le reste." on comprend alors qu'il s'agit là de l'une des clés de tout le projet ; que le Beau est un élément essentiel du postulat initial de l'album. Frank Pé a voulu faire un bel album de SPIROU. Et le reste (l'invasion des champignons / l'exposition de l’œuvre de Bornéo) ne serait qu'accessoire (mais en fait, non, c'est le fond du sujet). Ce n'est pas pour rien que, par contraste avec le reste, les passages montrant les toiles de Bornéo ou la première représentation du numéro de cirque de Noé sont les plus marquants de l'album. Comme d'ailleurs tous les moments mettant les animaux en scène, ou ce qu'ils suscitent (magnifique séquence du vernissage). On sait que la faune est un sujet de prédilection de Frank Pé, et au-delà d'un simple et naïf discours écolo, il a voulu nous offrir un bel album grâce à son amour des bêtes. Et c'est en cela que cet album est très poétique.


Et Spirou dans tout ça ? Eh bien à l'instar d'un Tintin qui se promène dans la campagne ou qui déambule dans le château de Moulinsart dans Les Bijoux de la Castafiore, Spirou fait du jardinage et se met à la peinture en faisant de l'ado-sitting. Sans être hyperactif comme tant d'autres fois, il n'est pas absent pour autant. Et pour continuer le parallèle avec le dernier grand album de TINTIN, c'est lui qui va permettre à cette histoire contemplative de trouver sa conclusion, en attendant de reprendre ses trépidantes aventures (sous-entendues par l'allusion à la Palombie).


Personnellement, je préfèrerais un deuxième album de Frank Pé (avec un bon scénariste d'aventure), du genre Spirou dans l'enfer du Soupopoaro, à un nouveau Emile Bravo. Si d'ailleurs Frank Pé pouvait reprendre la série-mère ce serait formidable.
Mais bon.
On peut toujours rêver.

Muffinman
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Spirou, Fantasio, Spip... et les autres

Créée

le 9 oct. 2016

Critique lue 986 fois

7 j'aime

Muffinman

Écrit par

Critique lue 986 fois

7

D'autres avis sur La Lumière de Bornéo - Une aventure de Spirou et Fantasio, tome 10

Du même critique

Let It Be
Muffinman
6

Le dernier album est LET IT BE et pas ABBEY ROAD !

Question du Trivial Pursuit : "Quel est le dernier album des Beatles ?" Réponse : Abbey Road Eh bien c'est faux ! On entend souvent dire des choses péremptoires comme : "Oui, Abbey Road est sorti...

le 19 mars 2015

21 j'aime

Shangri-La
Muffinman
3

Gentille SF pour les 12-15 ans

Tout commence dans la librairie. On musarde entre les rayons et lorsqu'on l'aperçoit, on est immédiatement attiré par ce bel objet luxueux au dos toilé. "Une intégrale sans doute ?" se dit-on, vue...

le 8 nov. 2017

20 j'aime