La chute de la maison Tiffany
Le rêve prend fin. Cette magnifique atmosphère de beauté feutrée, de travail en famille afin de créer des enchantements éphémères, des chefs-d'oeuvre aussi ravissants que fugaces, culmine et s'éteint comme un soleil qui a trop brillé.
La maison Tiffany est rattrapée par les cruautés du monde. Elinor, si gentille, si fragile, s'exténue à compenser les disparitions d'ouvrières compétentes qui ont eu lieu dans les épisodes précédents. Son enfance, si dure qu'elle en a marqué à jamais son corps et son esprit, l'a figée dans une névrose hostile à la prise de nourriture, et obsédée par la perfection de la beauté. Elinor est l'âme de cette série, de cet épisode, qui n'est pas fait pour voir se réaliser les rêves pastel des petites filles.
En plus de ses erreurs internes (la disparition d'ouvrières, non remplacées), la maison Tiffany doit faire face à des désagréments qui ne dépendent pas d'elle : des tissus de mauvaise qualité, et surtout les conséquences des affaires que le père Tiffany a menées en Chine (ce qui explique la présence de Chao et Heng, deux Chinois, à Dawnhall, le fief des Tiffany).
Les sommets de beauté atteints par les tenues de bal créées, par les jeunes filles (planche 41), par les décors, les jardins, les lumières, le sens de la mise en image, tout cela mérite l'hommage. Aurore sait rendre l'onctuosité des rayons de la lumière solaire diffractés sous l'eau (planche 1). Le pique-nique des Tiffany est d'une tendresse chromatique remarquable (planches 2 et 3). Le Bal d'été, féérie suprême de la maison Tiffany (planches 30 à 33), est un régal esthétique.
L'élégance et la retenue des dialogues, même dans les déclarations d'amour (planche 6), même devant la mort (planche 42), permettent de conserver jusqu'au bout la dignité de l'ensemble des personnages.
Il peut paraître incongru de chercher un niveau de lecture supplémentaire à ce conte de fées qui finit assez mal. Pourtant, l'on y traite assez finement des problèmes de l'entrée dans l'âge adulte, avec les désirs d'aventure d'Abel et les caprices de Bianca, mêlés de manque de confiance en soi; on y traite de l'impossibilité de concrétiser la beauté de manière durable : les bals sont éphémères, le culte de la beauté menace jusqu'à la vie de ceux qui s'y consacrent (voir Elinor), et la beauté n'est qu'une fleur fragile qui se fane aisément sous la méchanceté du monde (planche 46).
Enfin, est-ce un hasard si la maison Tiffany se voit déstructurer en raison d'une mainmise économique et financière par des Chinois ? Une telle affirmation éveille beaucoup plus de résonances aux yeux d'un lecteur européen du XXIe siècle qu'il ne pouvait porter de sens à l'époque victorienne, qui est celle où l'action de la série est censée se dérouler.