La pittoresque et vénéneuse fresque décadente du premier épisode se poursuit, mais l’intrigue se structure maintenant à long terme. On est trois ans plus tard, donc les enfants du premier tome ont grandi (dont Nicolas et l’énigmatique « enfant-rat »). Le Prince de Mortelune, confit dans son inutile juvénilité, joue à des jeux pervers et meurtriers avec son entourage dégénéré et bariolé : qui va servir de cible aux chasseurs qui tuent pour de bon ? Cette délectation nihiliste mortifère semble traduire la déprime intérieure du Prince de Mortelune : à quoi bon avoir la jeunesse éternelle si la vie n’a aucun sens ? Autant en finir. D’autant que, s’il pleut bien sur Mortelune, cette pluie se la joue acide chlorhydrique, ce qui n’est pas bon pour le teint des passants (planche 13).

Face à cette infecte apologie du néant, Nicolas apparaît comme une sorte de Messie qui, avec la complicité remémoratrice du sympathique mais bouffi Barnabé (planche 23), se met à rêver au Paradis Perdu de la planète Terre, du temps où il y avait une vraie Mer (une vraie Mère ? L’eau manquante, la Mère manquante font chorus dans ce récit, et l’on ne serait nullement étonné d’en voir s’affiner les liaisons réciproques et les connivences symboliques – et pourquoi pas psychanalytiques ?) (planches 22-23). De ce fait, on entrevoit dans l’intrigue une dimension spirituelle, sinon mystique (ne pas trop parler de mystique à propos de Cothias, c’est pas trop son truc) : Nicolas se prépare à un rôle de rêveur-rédempteur de l’Humanité : parviendra-t-il à rêver assez fort de la Mer/Mère pour la restituer dans le réel ? Le cinglé à corolle emplumée qui délire du haut des tours de Notre-Dame parle carrément d’un Nouveau Messie qui reconstruira le Paradis : le cinglé, c’est Cothias, à n’en pas douter... Quant à Nicolas, il arrive à produire le bruit de la Mer avec son violon (planche 40). Fortiche, le mec.
Toujours côté mystique, l’intrigue acquiert une symétrie dynamique du type Yin-Yang : Le Prince de Mortelune a la jeunesse, mais pas le pétrole pour produire son eau potable ; tandis que le Duc Malik est dans la situation opposée ; de là à dire que le Bien et le Mal sont indissociables...

A propos de Barnabé, qui tient un café, il semble qu’on y boive (normal, pour un café) ; mais on y boit quoi, puisque l’eau est au prix du platine ? Même pour fabriquer du whisky, il faut de l’eau... Pas très cohérent avec le reste de l’intrigue...

Cothias, comme dans « Le Vent des Dieux », convoque sans sourciller les plus vieux mythes de l’humanité, en les exposant façon cours de lycée : ici, c’est le mythe des âges successifs de l’humanité qui s’y colle : de l’Âge d’Or (Saturne) jusqu’à l’Âge de Fer, puis de Béton, puis de cendres (planches 14 et 15) ; on constatera que Cothias a rajouté quelques âges à la liste, mais ces âges-là nous pendent vraiment au nez, alors ils ne donnent pas très envie de se moquer.

Les personnages, en eux-mêmes évoluent assez peu. Le boucher Pancrace, au langage populaire assez réussi, s’est visiblement mis en couple avec Simone, la vieille ridée fellinienne qui le sollicitait dans l’épisode précédent ; il rêve d’être fait baron par le Prince – vanité des insignifiants qui s’accrochent aux mots, aux titres, aux oripeaux honorifiques... et il ne dédaignerait pas de se livrer occasionnellement à l’inceste avec sa fille. L’Archidiacre Bazil de Saint-Ignace, digne d’un opéra baroque dans le ridicule achevé de sa tenue de dignitaire ecclésiastique, nous donne de la religion officielle une image caustique assez conforme à l’anticléricalisme musclé de Patrick Cothias : mangeur de chats, amateur de petites filles stipendiées, , éclaboussant de son mépris les sous-créatures qui passent près de lui, odieux de suffisance dans son char de théâtre baroque en forme de vaisseau, porté par des chérubins à la quéquette ballottante lors des parcours...

L’affreux Duc Malik souffre de goutte (pas étonnant, t’as vu ce qu’il mange ?) (planches 29-30) ; et le Prince de Mortelune est en réalité un quasi-androïde aux membres interchangeables, ce que l’on constate lors d’une intervention chirurgicale qui nous rappelle un peu la série de films « Saw »... (planches 35 et 36). Quant à Goliath, le nabot serviteur-bouffon du Prince, on apprend qu’il était l’amant favori du Prince il y a quelques années. Bon, c’est vrai que, vu sa tronche, moi aussi je préfèrerais Violhaine...

Les dessins de Thierry Adamov méritent tous les éloges ; il parvient, dans un monde de décors aussi déprimants, à utiliser un jeu de couleurs et une netteté de dessin qui séduisent même lors des scènes les plus répugnantes. Ses formes, ses reflets le hissent au niveau des auteurs les plus intéressants de la science-fiction ; outre les véhicules parfois zoomorphes, Adamov nous restitue un Paris en ruines : un Arc de Triomphe qui a bien morflé, une Tour Eiffel largement décapitée, pont Napoléon III transformé en cul-de-sac (planche 23), l’obélisque bien éraflé (planche 26), la basilique du Sacré-Coeur flanquée de deux curieux nichons latéraux, et qui sert de repaire au vilain Duc Malik (planche 28) ; étonnante statue rappelant un peu les gros poussahs mystiques de Philippe Druillet (planche 31) ; mais aussi des créatures dégénérées en tout genre : humanoïdes bleus, aux membres disproportionnés ; le rendu remarquable des créatures enfantines-féériques des rêves de Nicolas (planche 14) introduit l’âme de l’enfance dans une Mortelune abjecte ; l’opéra baroque des courtisans du Prince de Mortelune, ou se mêlent gilets à gros boutons sur cul nus, fraises Henri IV sous des têtes de déterrés , la princesse Vera Lune, plus momie déshydratée que celles du Musée du Caire, nabots au visage d’adulte, maquillages et coiffures extravagants.

Le mythe se dessine derrière le luxe hallucinant des détails de cette fresque. Et les affrontements majeurs vont commencer, à n’en pas douter...
khorsabad
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le 8 mai 2014

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